Dans une petite rue de Dakar, alors que je n’arrivais plus à supporter les pleurs d’une petite fille qui nous suivait depuis plus d’une heure, j’ai eu la brillante idée de déposer un billet de 10 000 francs dans sa main frêle. Cette somme, qui ne représente à peu près rien pour un Occidental, représentait plus qu’une semaine de dur labeur pour la famille de cette enfant.

Alors que la petite fille s’éloignait, en serrant le billet à deux mains sur son cœur, un équilibre occulte s’est rompu autour de nous, et des dizaines d’enfants sont apparus soudainement. Il en pleuvait des toits brinquebalants, il en sortait des égouts à ciel ouvert, alors que d’autres encore semblaient jaillir du sol pour se ruer entre les voitures au péril de leur vie. En quelques secondes, nous avons été encerclés par une vague d’une cinquantaine de petits mendiants tenaillés par la faim.

Mon désarroi était d’autant plus profond que je savais que j’aurais pu aisément les prendre en charge. J’aurais pu ouvrir un compte bancaire pour chacun d’eux et, en y versant une somme dérisoire, j’aurais pu assurer leur subsistance, leur éducation et même leurs études supérieures, sans affecter le moindrement ma santé financière.

Mais en initiant cette action humanitaire, qui aurait assuré un avenir aux enfants qui me harcelaient de leurs mains tendues, tous les habitants du village où je me trouvais auraient pu réclamer le même privilège. En ouvrant cette vanne dans ma fortune, j’aurais pu commencer par financer la construction d’un accès à l’eau potable. J’aurais pu assurer la sécurité alimentaire du village et j’aurais même été en mesure de mettre sur pied un système d’éducation. En donnant quelques sous à une petite fille, j’aurais pu me ruiner pour mettre un terme à quelques malheurs inacceptables.

Mais en accordant le droit de vivre décemment à quelques-uns, ce privilège aurait implicitement été refusé à des millions d’autres. À travers les enfants morveux et poussiéreux qui nous encerclaient, c’était toute la pauvreté du monde qui réclamait son droit à une existence digne de ce nom. Je me suis subitement senti aussi stupide que le dieu de mon enfance qui offrait à certains enfants le confort douillet des banlieues-dortoirs de l’Occident en laissant tomber des millions d’autres sur les trottoirs râpeux de Calcutta.

Dans la petite rue où je me trouvais, la situation devenait de plus en plus périlleuse. Quelques enfants menaçaient de prendre de force ce qu’ils réclamaient en utilisant la pitié comme arme de destruction massive.

Soudainement, un grand Sénégalais en salopette de travail s’interposa en chassant les petits mendiants. Depuis son atelier, bâti en planches de bois et en pièces de tôle ondulée, ce sculpteur longiligne avait été témoin de la scène. Comme s’il avait effectué cette opération de sauvetage des centaines de fois, il nous proposa gentiment de nous reposer un peu dans son espace de travail.

Pour nous donner le temps de reprendre nos esprits, et sans doute pour nous présenter ses œuvres, notre hôte versa un thé très sucré dans des tasses de porcelaine.

L’atelier était un incroyable univers d’objets en bois sculpté, constellé d’animaux en ébène, de marabouts magnifiques et de masques de sorciers. Ces personnages mythiques semblaient nous observer impassiblement, comme s’ils étaient là depuis la nuit des temps.

Pour remercier notre protecteur, nous avons fait l’acquisition d’un grand marabout en bois, sans négocier l’exorbitante somme demandée. Ce n’était pas le temps de faire une bonne affaire.

Au moment où nous allions reprendre la route, un marabout sous le bras, une jeune femme entra dans la boutique. Elle tenait par la main une petite fille d’une dizaine d’années. La gamine portait une robe colorée qui tombait en pointes sur ses jambes menues. Avec ses yeux perçants, elle avait l’air d’un petit oiseau exotique.

En m’interpelant, l’enfant me demanda gentiment si j’avais une petite fille comme elle. Amusé, je répondis que j’avais deux grands garçons, mais que je n’avais pas de petite fille. Elle ajouta alors, en tapotant sa délicate cage thoracique :

  • Est-ce que tu voudrais avoir une petite fille comme moi ? Tu pourrais avoir une petite fille comme moi.

Avant que je comprenne véritablement le sens de sa demande, sa mère déposa la main de sa fille dans la mienne. En m’implorant, elle déclara :

  • Amène là avec toi. Elle va être bien avec toi.

Décontenancé, j’ai tenté d’expliquer qu’en vertu des règles d’adoption internationale, je ne pouvais pas prendre sa fille en charge de cette façon.

En se tournant subitement, la jeune mère transféra la main de sa fille dans celle de ma compagne qui ne parvint pas à retenir ses larmes. S’ensuivit une interminable et cruelle négociation où nous avons eu l’impression de prendre part à un marché d’esclave.