Après avoir été laitier durant plusieurs années, mon père est devenu sacristain à la Cathédrale de Montréal. En apprenant qu’il allait gagner sa vie en travaillant dans une église, j’en ai conclu qu’il avait trouvé un moyen astucieux pour devenir prêtre sans devoir renoncer à son statut d’homme marié.
La première fois que j’ai vu la Cathédrale, une basilique inspirée de Saint-Pierre de Rome, elle m’a fait l’impression d’un joyau dans son écrin au cœur du centre-ville de Montréal. En assistant mon père dans ses tâches de sacristain, j’y ai découvert un univers religieux rempli d’œuvres d’art. Dans l’immense sacristie, de grandes armoires de bois noble abritaient des objets sacrés, et je ne me lassais jamais d’observer le travail d’orfèvrerie des calices et des encensoirs, de même que les fins détails des vêtements sacerdotaux.
Lors des différentes cérémonies religieuses, la Cathédrale était envahie par des centaines de fidèles dont je tolérais la présence en attendant la fermeture qui était mon moment préféré de la journée. Une fois les grandes portes refermées et verrouillées, le silence de cette vaste église m’envoutait. Dans l’ombre de mon père, j’éteignais les grands luminaires en actionnant une série d’interrupteurs. Les statues des saints semblaient s’animer sous les reflets sautillants des lampions colorés. L’odeur de la cire brûlée se mariait aux parfums d’encens et l’écho de nos pas résonnait jusque dans le jubé, habité par le grand orgue à tuyaux.
Outre la préparation des messes, des mariages, des baptêmes et des funérailles, le sacristain de la Cathédrale devait installer la console radiophonique permettant la diffusion du Chapelet en famille. J’insistais toujours pour m’acquitter de cette tâche qui me permettait d’assister à cette émission religieuse que j’avais entendue des centaines de fois à la radio lorsque j’étais petit. Pendant la diffusion, je me tenais un peu à l’écart en me donnant un air important, comme si j’étais responsable de l’émission, alors qu’il suffisait de brancher un micro et d’activer un interrupteur pour assurer la mise en ondes. Adossé à une des colonnes torsadées du grand baldaquin surplombant le maître-autel, j’épiais l’archevêque qui récitait comme un moulin à prières. Les personnes âgées, agenouillées devant lui, manifestaient une ferveur mêlée de tristesse qui me semblait liée au peu de temps qu’il leur restait à vivre. Les chapelets noués autour de leurs mains veinées me faisaient penser aux chaînes des esclaves.
Chaque fois que j’entrais dans la salle du tombeau de Monseigneur Bourget, j’éprouvais une angoisse diffuse. Ce maître d’œuvre de l’édification de la Cathédrale avait été inhumé en 1885 dans un tombeau de marbre surmonté d’un bronze massif représentant sa dépouille en habits sacerdotaux. La salle somptueuse où il repose est décorée de sculptures et d’inscriptions latines en feuilles d’or.
Le mausolée comporte également un mur de marbre derrière lequel sont inhumés plusieurs évêques qui ont jalonné l’histoire de Montréal. Leurs noms, gravés dans la pierre, sont tous suivis de deux dates. Ces signes incrustés dans le marbre prouvaient que la mort avait été plus forte que ces grands hommes de foi. Il ne restait plus que l’architecture pour témoigner de leurs croyances en l’au-delà. Dans ces hauts lieux de la vie religieuse, j’avais parfois l’impression d’être le fils de Toutankhamon dans une grande pyramide érigée pour défier le temps et la mort.
Un jour de juillet 1969, alors que mon père était occupé à quelques tâches dans la Cathédrale, je me suis installé dans un coin de la sacristie pour écouter une émission radiophonique décrivant la mission des astronautes américains qui venaient de se poser sur la Lune. L’oreille collée à un petit poste de radio, je suivais chaque étape de cette grande mission du programme Apollo, et j’étais de tout cœur avec les courageux astronautes.
Au même moment, dans une salle attenante à la sacristie, un groupe de jeunes chrétiens assistaient à un cours sur la Bible. Lors d’une pause, quelques garçons endimanchés se sont rassemblés autour de moi. Ils portaient tous des pantalons gris, une chemise blanche, une cravate noire et des souliers vernis. Ils m’avaient donné l’impression d’adolescents déguisés en adultes. Croyant que ces garçons étaient intéressés par la mission Apollo 11, j’ai spontanément augmenté le volume de la radio, mais le plus vieux d’entre eux m’a plutôt demandé pourquoi je ne participais pas aux sessions d’étude biblique.
Surpris par le ton cassant qu’il avait employé, j’ai répondu spontanément que je connaissais très bien la Bible. En rigolant, j’ai ajouté que « j’étais tombé dedans lorsque j’étais petit, comme Obélix dans la potion magique ». Offusqué que j’aie pris sa question à la légère, le jeune homme a entrepris de vérifier mes connaissances en me posant une série de questions concernant la vie de Jésus. Constatant que je tentais de relever le défi, ses acolytes m’ont littéralement encerclé pour me bombarder de questions. J’ai eu l’impression d’être kidnappé par des adeptes d’un jeu-questionnaire sur la Bible.
Après trois mauvaises réponses consécutives, les jeunes évangélistes ont déclaré que ma foi était faible et que je devais impérativement me joindre à leur groupe d’étude. Convaincu d’être croyant de la tête aux pieds, je me suis mis à proclamer ma foi en Dieu comme un missionnaire dans la marmite d’une tribu anthropophage. Mais plus rien ne pouvait les convaincre. Il ne suffisait pas que je sois croyant, encore fallait-il que j’adhère à leur regroupement.
La seule idée de me joindre à eux me révulsait. Non seulement je n’en voyais pas l’utilité, mais le style vestimentaire de ces jeunes vieux constituait à mes yeux une barrière infranchissable. Devant mon refus de participer à la deuxième partie de leur cours, ils ont déclaré que mon âme ne serait peut-être pas sauvée au jour du Jugement dernier. Après avoir essayé d’argumenter tant bien que mal, j’ai fini par me taire en attendant la fin de cette curieuse séance de torture spirituelle.
Lorsque mon père est enfin réapparu dans la sacristie, je me suis levé d’un bond pour aller le rejoindre. Fort heureusement, il avait besoin de mon aide, ce qui m’a permis d’échapper aux jeunes chrétiens Évangéliste.
Je devais avoir l’air un peu secoué, car mon père m’a demandé à quelques reprises si j’allais bien. Incapable de trouver les mots pour décrire la tentative d’évangélisation dont j’avais été l’objet, j’ai répondu que j’étais inquiet pour les astronautes qui venaient de se poser sur la Lune. Selon ce que j’avais entendu, la probabilité que le module lunaire décolle à la fin de la mission était évaluée à cinquante pour cent. Mon père m’a un peu rassuré en affirmant qu’il n’y avait rien de mieux que les moteurs américains pour démarrer dans des conditions extrêmes.
À la fin de cette journée, nous devions quitter la ville pour la période des vacances estivales. Il ne nous restait plus qu’à procéder à la tournée des lampions. Dans les différents présentoirs, installés sous les statues des saints, il s’agissait de retirer les contenants vides pour les remplacer par des lampions remplis de cire neuve.
À l’aide d’une de ses innombrables clés, mon père déverrouillait les petits tiroirs métalliques de chaque présentoir afin de récupérer les sommes versées par les fidèles pour obtenir quelques faveurs divines. Avant de verser les pièces de monnaie dans un grand sac de toile, je prenais toujours le temps de comptabiliser les montants recueillis par chaque saint en particulier. Dans cette petite compétition que je dirigeais secrètement, la Vierge Marie gagnait toujours haut la main, alors que Saint-Joseph son mari arrivait immanquablement en deuxième position. Les donateurs devaient prendre en considération le fait que Marie était mère de famille, et qu’à ce titre son travail n’était pas rémunéré, alors que son tendre époux pratiquait le noble métier de charpentier.
Une fois la tournée des lampions complétée, nous avons procédé à la fermeture de la Cathédrale. Ce soir-là, après que les jeunes évangélistes soient sortis de la basilique, j’ai éprouvé un incroyable sentiment de victoire en verrouillant moi-même les grandes portes derrière eux. J’étais le fils de Toutankhamon et il était absurde de prétendre que je n’étais pas croyant!
Le silence est enfin redevenu maître de la Cathédrale et, quelques minutes plus tard, nous sommes sortis par une petite porte de service. Un de mes oncles nous attendait dans une immense Chrysler Impériale de l’année. Après être montés à bord, nous avons roulé en direction des Hautes-Laurentides. En chemin, je me suis endormi sur la banquette arrière. Lorsque je me suis réveillé, la Chrysler valsait sur un petit chemin de terre bordant un lac où miroitaient les dernières lueurs du jour.
Plusieurs familles s’étaient donné rendez-vous en cette soirée du 20 juillet 1969 où un homme allait marcher sur la Lune pour la première fois. Ma mère, mes frères et mes sœurs étaient déjà dans le grand chalet d’été de notre oncle et, à notre arrivée, deux hommes de sortir à l’extérieur un gros téléviseur RCA Victor en bois, pour l’installer devant le quai flottant sur le lac. Des chaises de jardin ont ensuite été disposées en rangées devant l’appareil et une fébrilité incroyable régnait dans l’air.
En fin de soirée, après un souper de hot-dogs, de chips et de boissons gazeuses, une quarantaine de personnes se sont rassemblées autour du téléviseur. Il était incroyable qu’une simple antenne métallique en oreilles de lapin puisse capter le signal diffusé par la NASA depuis la demi-lune que l’on pouvait apercevoir dans le ciel sombre. À travers les scintillements de la retransmission, nous avons vu finalement vu apparaître le sol accidenté et grisâtre de la Lune où se tenait le module lunaire depuis déjà quelques heures.
Un astronaute est tout à coup apparu à la porte de son vaisseau. Puis, Neil Armstrong est descendu lentement jusqu’à la surface lunaire où il a prononcé sa célèbre phrase : « C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité ». Après avoir effectué quelques pas sur le satellite naturel de la Terre, son compagnon Edwin Buzz Aldrin est venu le rejoindre. Nous avons eu l’impression que l’univers était devenu tout petit et que la simple volonté était suffisante pour le conquérir.
Un chat, apparu près de moi, est monté sur mes genoux pour former une petite boule de chaleur. Sous le reflet bleuté de la Lune habitée, ce chat ne savait rien des événements historiques qui étaient en train de se produire et il ne semblait avoir besoin d’aucune croyance pour vivre.