Dans l’utérus de mon nouveau moi cosmique, la mort n’était plus qu’un lumineux passage vers une autre dimension. Ma quête d’absolu était enfin partagée par des personnes qui se réjouissaient en embrassant la vie. Mes angoisses, mes doutes et mes questionnements philosophiques se sont temporairement évaporés.
Soudainement branché à une tradition mystique, enracinée dans le vaste silence des religions orientales millénaires, les espoirs et les déceptions religieuses de mon enfance avaient aisément été avalés. L’éternité était redevenue possible, sans m’obliger à me soumettre à la loi sinistre des prêtres de la religion de mes parents. À l’ère du Verseau, Dieu avait soudainement de multiples visages et on pouvait choisir celui qui nous convenait.
Déjà enivré par les promesses du Matin des magiciens, un deuxième best-seller de la pensée positive acheva ma transformation en me projetant dans des pratiques complètement déjantées. Lorsque j’ai lu La puissance de votre subconscient, du Docteur Joseph Murphy, je ne savais pas qu’un titulaire de doctorat pouvait à ce point prendre ses rêves pour des réalités. Je me suis donc investi dans des pratiques insolites que je croyais scientifiquement validées.
À l’été 1977, à l’approche du spectacle du groupe Pink Floyd au Stade olympique de Montréal, on m’a convaincu qu’il n’est pas nécessaire de me procurer des billets pour assister à la performance du groupe mythique. Il suffisait en effet d’utiliser la technique du voyage astral pour assister au spectacle au-dessus du stade, comme des hélicoptères en vol stationnaire.
Le soir du concert, en compagnie de quelques condisciples exaltés, je me suis étendu sur la pelouse bordant le gigantesque stade de béton dans le but de nous projeter collectivement dans le monde astral. À cette époque, le Stade olympique de Montréal n’était pas encore doté d’un toit et nous avions curieusement considéré cette particularité comme un avantage. Pourtant, dans notre imaginaire débridé, la technique du voyage astral permettait de passer à travers les murs sans problème. Enfin, j’avais dix-sept ans et, dans l’univers ésotérique dans lequel j’étais plongé, la pensée rationnelle constituait une ennemie absolue du bonheur spirituel.
Après une demi-heure de respirations profondes, j’étais tellement étourdi que j’ai vraiment eu l’impression d’entendre la pièce Dark Side of the Moon. Alors que je m’étais adossé à un arbre pour reprendre mes esprits, les adeptes qui m’accompagnaient sont demeurés en état d’hyperventilation pendant plus de deux heures. À leur retour sur Terre, ils étaient absolument convaincus d’avoir assisté à l’ensemble de la prestation de Pink Floyd. Par contre, je dois avouer que personne n’avait entendu les pièces dans le même ordre. Ce n’est qu’après en avoir longuement discuté que le spectacle a finalement retrouvé une certaine cohérence.
Étant donné que je n’avais entendu qu’une seule pièce, un Initié me suggéra gentiment un exercice visant à « densifier mon corps astral ». Avant d’aller dormir, je devais laisser un bol de farine sur ma table de cuisine afin que mon corps astral puisse marquer la farine en y déposant la main durant mon sommeil. Mon interlocuteur m’avait assuré que je ne tarderais pas à observer l’empreinte complète de ma main au réveil.
En m’encourageant à utiliser ce procédé, les adeptes affirmaient que ces forces occultes subconscientes pouvaient être mobilisées pour réaliser tous mes rêves. Je pourrais guérir des maladies ou devenir très riche. La réalité n’était qu’une simple conséquence du pouvoir de la pensée positive.
Après plusieurs nuits à essayer de poser mes empreintes spirituelles dans la farine, j’ai essentiellement réussi à développer une solide insomnie, doublée d’une dépendance nocturne aux biscuits chocolat chips. Ce n’est qu’en abandonnant définitivement cet exercice ridicule que j’ai recommencé à dormir paisiblement, comme un simple mortel.
Après avoir fréquenté ce groupe durant quelques mois, je me suis retrouvé aux prises avec une curieuse impression de dépersonnalisation lorsque je me rendais à l’école ou au travail. Les petites frustrations de la vie quotidienne engendraient un sentiment d’exil qui ne pouvait se résoudre qu’en revenant vers le groupe.
Pour combattre ce sentiment, les Initiés nous encourageaient à recruter de nouveaux candidats, comme si les dieux éclectiques de la secte étaient d’insatiables mangeurs d’angoisses. Pour que la magie opère, il fallait toujours trouver de nouvelles âmes en détresse.
Un soir où une vingtaine d’Initiés s’étaient donné rendez-vous au majestueux cinéma Outremont, pour assister à la projection du film Jonathan Livingston le goéland, j’avais été invité par mon ami Claude qui était devenu mon mentor.
Débutant par une illustration pitoyable de la vie quotidienne des goélands, la première scène du film se déroule dans un dépotoir immonde où les oiseaux tentent de se nourrir en luttant agressivement avec leurs congénères. L’évocation de la lutte humaine pour la domination et la survie est plus qu’évidente.
Dans cet univers puant où le conflit était la norme, un jeune goéland apparaît soudainement comme un nouveau phénomène. Contrairement à ses semblables qui vivent pour satisfaire des besoins primaires, Jonathan Livingston est habité par l’art de voler. Malgré la noblesse de ce désir, il doit pourtant subir le jugement des anciens qui le désapprouvent. Jonathan persiste en osant même imaginer un monde dédié à la beauté du vol. Mais Jonathan est finalement rejeté par son clan, car son esprit fantaisiste est déclaré non conforme aux règles qui gouvernent son espèce.
Alors que l’exil aurait pu constituer une dégradation de ses conditions de vie, cette condamnation devient plutôt un cadeau. Dans la solitude qui en résulte, il découvre un univers parallèle où des maîtres spirituels lui prodiguent de sages enseignements. L’exclu de sa société devient tout à coup l’élu d’un monde spirituel lumineux.
Dans le monde réel, l’apprenti Jonathan fait la rencontre d’un jeune goéland handicapé nommé Fletcher. Compte tenu de son handicap, Fletcher a du mal à se maintenir en vol, mais Jonathan le convainc pourtant d’ignorer cette limite physique. Exalté par cet espoir de guérison, Fletcher décide d’épater la galerie en effectuant des prouesses aériennes. Malheureusement, son vol téméraire se termine très mal, et il percute violemment le sol.
Les goélands qui observent la scène sont convaincus que l’impact a été fatal. Pourtant, au même moment, l’esprit de Fletcher émerge dans le même univers éthéré que Jonathan a découvert plus tôt. Dans cette dimension parallèle, son handicap n’existe plus et il vole en se déployant magnifiquement. Des guides spirituels flamboyants lui confirment que le vol est le véritable sens de la vie et ils l’exhortent à poursuivre son rêve. Fletcher revient alors à la vie sur Terre, alors que Jonathan est tout près de lui.
Les goélands qui observent la scène sont stupéfaits, mais divisés. Alors que certains affirment que Jonathan est un dieu qui a le pouvoir de ressusciter les morts, d’autres le considèrent comme un dangereux démon et ils réclament haut et fort qu’on le mette à mort. Les deux jeunes goélands échappent à la cohue qui s’ensuit et quittent d’eux-mêmes la société et ses conflits pour poursuivre leur voyage initiatique.
Le récit présente alors la thèse de la réincarnation comme un fait avéré. Les guides spirituels apprennent en effet aux jeunes oiseaux qu’ils doivent vivre des centaines de vies avant que leur âme n’atteigne l’état de perfection que les autres n’atteindront qu’après avoir beaucoup souffert dans leur état de conscience limitée.
Finalement, le conte initiatique se conclut sur des envolées magnifiques, soutenues par la musique planante de Neil Diamond, où les bons goélands découvrent les hautes sphères de la spiritualité.
Une fois la projection terminée, les Initiés en état méditatif avaient les yeux fermés, pendant que les spectateurs quittant la salle nous regardaient comme une bande d’extra-terrestres. Curieusement, en un éclair, mon ancien moi a refait surface et je me suis retrouvé aux prises avec une forme de honte indescriptible d’appartenir à un groupe religieux. La croyance en la réincarnation, omniprésente dans les enseignements de cette secte de tradition hindouiste, se révélait totalement en rupture avec mon enfance judéo-chrétienne. Cette hypothèse me semblait encore moins vraisemblable que celle de la résurrection. En fait, j’avais déjà assez de difficulté à être moi-même, l’idée de me réincarner dans la peau d’un autre me révulsait.
Après la représentation, dans un petit bistro où la tisane à la menthe, la verveine et à la camomille coulait à flots, un Initié prit la parole pour souligner les enseignements véhiculés par le film. Après avoir brièvement parlé de fraternité et de compréhension mutuelle, il s’est soudainement emporté dans une charge à fond de train contre le christianisme.
Considérant la résurrection comme un mensonge pour les faibles d’esprit, il affirma haut et fort que la réincarnation était la pierre angulaire de l’évolution spirituelle de l’humanité. Comme s’il avait lui-même inventé le procédé, il ajouta sur un ton condescendant que l’âme humaine choisissait ses expériences de vie en fonction du degré de perfection atteint lors des existences précédentes.
En dépit de mon statut de novice dans le groupe, je pris la parole pour présenter quelques arguments réfutant la théorie de la réincarnation. En affirmant que cette théorie ne pouvait aucunement justifier le décès de jeunes enfants qui avaient eu le malheur de naître dans un pays affecté par la famine, j’ai été interrompu par le chef de clan qui déclara sur un ton autoritaire que les décès prématurés étaient nécessairement des conséquences directes d’actions répréhensibles commises dans des vies antérieures. Selon la loi du karma, la souffrance d’une âme était toujours le résultat de mauvaises actions passées.
Pendant qu’on me faisait la leçon, les Initiés et mon mentor m’observaient en opinant du chef. Pour confirmer mon appartenance au groupe, il était clair que je devais avaler la couleuvre. J’ai plutôt décidé de présenter une nouvelle objection en utilisant un argument fondé sur la croissance démographique.
L’humanité étant en continuelle croissance, il y avait nécessairement un déficit de vies antérieures en amont. Comment, des milliards de personnes nées dans des pays en guerre, pouvaient-elles avoir été mauvaises lors de vies antérieures, s’il n’y avait pas suffisamment de corps pour abriter toutes ces âmes ? Devant le regard hébété de mes interlocuteurs, j’ai conclu ma démonstration en affirmant que l’hypothèse de la réincarnation reposait sur une impossibilité mathématique.
En me prenant tout à coup de haut, Claude prit la parole pour me dire que je n’étais pas encore conscient de toutes les dimensions qui existaient dans des univers parallèles et que les « âmes nouvelles » devaient toujours débuter par des expériences douloureuses. Comme dans la vie professionnelle, la vie spirituelle devait débuter au bas de l’échelle où les difficultés constituaient des occasions d’apprentissage. Puis il conclut en affirmant qu’une âme devait « être pétrie comme du bon pain au cours de plusieurs vies, avant de pouvoir accéder aux états de conscience supérieure que nous connaissons ».
À la fin de son intervention, Claude avait insisté sur le « nous », mais à l’air perplexe des Initiés, je ne savais plus si je faisais encore partie de ce « nous ». Je me sentais plutôt comme un chien dans un jeu de quilles.
Une jeune femme qui avait elle aussi été invitée par un initié prit la parole d’une voix tremblante. D’accord avec mes réserves, elle eut à peine le temps d’évoquer la situation des victimes d’inceste avant d’être brusquement rabrouée par le doyen du groupe qui lança sur un ton méprisant :
- Une fille qui est aux prises avec un karma d’inceste paye nécessairement pour des fautes commises dans une vie antérieure !
Condamnée sans appel, la jeune femme baissa la tête. Pour tenter de l’appuyer à mon tour, je mobilisai l’artillerie lourde de l’Histoire en évoquant les horreurs de la guerre, les millions de morts aux mains de Staline et d’Hitler, de même que les autochtones d’Amérique du Sud massacrés par les troupes de Cortez. Toutes ces victimes ne pouvaient tout de même pas être tenues responsables de leur sort.
Peine perdue, rien ne pouvait infléchir les convictions des Initiés qui me considéraient tout à coup comme si j’étais l’auteur des abominations que je venais d’évoquer. Pour eux, la réincarnation était une mécanique cosmique qui permettait d’expliquer le meurtre, le viol et la guerre en les réduisant à un prix à payer pour que des âmes mauvaises puissent accéder à des états de conscience supérieure lors d’existences ultérieures. S’en suivit un dialogue de sourds qui enterra définitivement la grande harmonie spirituelle qui régnait au début de la soirée. L’unanimité était requise.
En nous levant pour quitter l’établissement, plus personne ne m’adressa la parole. Même mon ami Claude s’était tenu à distance, comme si j’étais soudainement porteur d’une maladie contagieuse.
Au cours des semaines suivantes, lorsque je suis retourné au petit temple où l’on avait apaisé mon mal de vivre, le charme avait définitivement cessé d’opérer. Puisque je réfutais une croyance qui constituait une pierre angulaire du groupe, j’étais devenu un véritable pestiféré qui menaçait la cohésion de l’ensemble. Pour bénéficier de la protection spirituelle du groupe, il fallait être d’accord avec toutes ses croyances.
Lors des rencontres, qui étaient auparavant des occasions de fêtes, les Initiés m’entraînaient dans des débats interminables pour tenter de me faire changer d’idée. Devant les attaques concertées, je finissais par me taire, mais l’opération de prosélytisme se poursuivait durant des heures, jusqu’à ce que je décide de quitter les lieux. Dans cette grande aventure spirituelle qui m’avait été promise, j’avais été relégué à la caste des Intouchables.
Comme dans la religion de mon enfance, mon âme avait été prise en otage. Il ne me restait plus qu’à trouver le courage d’assumer l’incertitude et par là, la liberté.