La jeune femme qui avait contesté la thèse de la réincarnation se prénommait Liliane. Lorsque je l’ai revue, tout à fait par hasard, je fus enchanté d’apprendre qu’elle n’était pas devenue adepte de la secte que j’avais quittée. Pour fêter notre liberté, nous avons passé plusieurs journées à nous embrasser comme des presque noyés. Dans le fatras des croyances anciennes, qui pullulaient dans la contreculture des années soixante-dix, la théorie de la sélection naturelle de Darwin l’avait finalement emporté.
Un matin où j’empêchais Liliane de quitter le lit, elle me proposa de l’accompagner à ses cours. Je ne travaillais pas ce jour-là, et j’aurais accepté n’importe quelle proposition pour passer la journée avec elle. C’est ainsi que par un petit matin glacial de janvier, où le soleil demeure blanc toute la journée, je me suis retrouvé étudiant clandestin dans un cours de philosophie.
En entrant dans la classe, le professeur me parut bien étrange. Il devait avoir environ trente-cinq ans, il portait des jeans troués, une chemise à carreaux rouge et noir, ainsi que des bottes de travail. Avec sa tête de barbu mal peigné, il avait l’air d’un ouvrier de la construction égaré dans une maison d’enseignement. Liliane me glissa à l’oreille qu’il s’habillait ainsi en solidarité avec la classe ouvrière.
Sans regarder les étudiants qui attendaient le début du cours, le prof s’est assis à son bureau pour se plonger le nez dans un bouquin défraîchi. Rien au monde ne semblait plus important que cette lecture. Il déposa finalement son livre en soupirant avant de se lever laborieusement pour se lancer dans un interminable exposé. Le regard perdu au-dessus de la tête des étudiants, il se mit à discourir comme s’il s’adressait à des milliers de personnes. Dans la réalité où nous nous trouvions, notre présence était accessoire. Le professeur semblait dans un univers parallèle, peut-être sur la Place de la Révolution à La Havane, où il appréciait pleinement l’écho de sa propre voix.
Il se nommait Gilles Pigeon et c’était effectivement un drôle d’oiseau. Après avoir affirmé à plusieurs reprises que les jeunes devaient développer leur pensée, il était étonnant de constater que jamais il ne leur donna la parole. Quelques étudiants avaient pourtant osé lever la main pour poser une question, mais chaque fois, le professeur avait semblé fort contrarié. L’interruption de son discours semblait le priver d’une importante démonstration intellectuelle. Les étudiants téméraires avaient donc été rabroués avant même d’avoir complété leur question. Du haut de son savoir, le professeur semblait être le seul autorisé à prendre parole.
Lorsqu’un étudiant essaya de valider sa compréhension, en reformulant un obscur exposé, une grimace de douleur fut la seule réponse de l’enseignant. D’un regard condescendant, s’adressant à toute la classe, le prof déclara :
- Vous n’avez rien compris !
La masse compacte et inculte des étudiants avait pourtant fini par comprendre. Plus personne ne prononça un seul mot jusqu’à la fin du cours. Exultant, Monsieur Pigeon prit son envol.
Dans une interminable tirade, il nous balança l’orgie d’opinions disparates qui semblaient lui traverser l’esprit. Sans transition, il traita de la lutte des classes, de l’exploitation des travailleurs, de l’abrutissement généré par la télévision, de la pollution industrielle, du contrôle des médias par le capitalisme et des loisirs comme opium du peuple. Il avait liquidé tous ces sujets sans jamais se préoccuper de son auditoire, s’adressant implicitement à des cruches qu’il devait de remplir de son savoir.
Après plus d’une heure de bouillabaisse marxiste, le prof changea tout à coup de registre pour aborder la grande question de l’existence de Dieu. Ce nouveau thème lui permit de s’envoler pour une deuxième heure où il affirma de toutes les façons possibles que Dieu n’avait jamais existé, qu’il n’existait pas et que de toute façon, il était mort.
Malgré ces propos révolutionnaires pour l’époque, aucun étudiant n’avait osé soulever la moindre objection. En fait, ils avaient décroché depuis longtemps. Certains étaient affalés sur leur bureau, alors que d’autres lisaient des bandes dessinées qui n’avaient rien à voir avec le cours de philosophie.
Pendant qu’il parlait, Monsieur Pigeon fumait des Gitanes comme une cheminée, et la classe s’était progressivement remplie d’une écœurante fumée bleutée. Je n’avais pas beaucoup dormi, je n’avais pas déjeuné et, après plus de deux heures de déclarations assommantes, j’ai basculé dans un monde parallèle. À genoux sur un petit banc de bois, je me suis retrouvé à l’église de ma paroisse devant le curé Beaulieu qui était devenu athée et communiste.
Né dans une culture où il fallait croire en Dieu sans poser de questions, il fallait maintenant croire à son absence, toujours sans poser de questions. Était-il plus difficile de douter de l’existence de Dieu dans une église ou de douter de son absence dans une école ?
Lorsque le prof cessa enfin de parler, une force diabolique m’obligea à lancer un « Amen » sonore qui provoqua un éclat de rire généralisé. En nous lançant un regard de mépris, le professeur aboya quelques consignes concernant des lectures et des travaux à effectuer, avant de quitter la classe en coup de vent.
Une jeune étudiante distribua alors les copies d’un examen qui avait eu lieu lors du cours précédent. À mesure que les étudiants recevaient leur dissertation, ornée d’une simple note inscrite en rouge par-dessus leur texte, une conclusion s’imposa. Ceux qui avaient validé la pensée marxiste-léniniste avaient réussi, alors que les autres avaient échoué, sans égard à la qualité de l’argumentation développée.
Un étudiant qui avait réussi l’examen prit la parole pour prévenir les cancres qu’il ne leur restait plus qu’une seule dissertation pour se déclarer marxiste, ce qui leur permettrait d’éviter la terrible obligation de reprendre le même cours à la prochaine session. Cette obligation impliquait également la perspective de supporter à nouveau le discours-fleuve de Monsieur Pigeon. L’argument était béton et n’importe qui se serait déclaré communiste sur-le-champ. Ce cours était une prise d’otage intellectuelle.
Pendant cette discussion, une amie de Liliane n’avait pas cessé de relire son travail en essayant de comprendre pourquoi elle avait obtenu la note « zéro ». Puisqu’elle n’arrivait pas à identifier un seul désaccord avec les thèses chéries du professeur, elle déclara finalement :
- Ce n’est pas grave, je vais lui parler ce soir.
Constatant mon incompréhension, Liliane leva les yeux au ciel en m’expliquant que Monsieur Pigeon se rendait fréquemment au Pub où nous avions convenu d’aller au cours de la soirée.
Lorsque nous sommes arrivés au bar fréquenté par les étudiants, le professeur de philo était déjà installé tout près du plancher de danse. Seul à sa table, il sirotait une grosse bière en affichant un air supérieur que lui conférait son statut d’enseignant.
Après avoir ingurgité quelques bières, le prof s’est mis à aborder cavalièrement les filles qui passaient près de lui. Certaines le repoussaient sèchement, alors que d’autres semblaient s’amuser à ses dépens, toutes semblaient habituées à ce manège professoral.
Au cours de la soirée, l’étudiante qui ne comprenait pas sa note alla rejoindre Monsieur Pigeon à sa table. Comme s’ils étaient soudainement devenus de vieux amis, la conversation s’étira longuement.
Un peu plus tard, sous les regards furtifs des proies épargnées, le prof glissa ses doigts boudinés de faux prolétaire dans la chevelure de son étudiante. Plutôt que se rebeller, cette dernière réagit en minaudant. Liliane semblait dévastée de voir son amie se marchander ainsi. En tant que mâle de l’espèce, je ne savais plus si je devais m’interposer physiquement, au risque d’obliger l’étudiante à subir l’énergumène au prochain trimestre.
Lorsque le prof s’approcha de la jeune femme pour l’embrasser, j’étais prêt à bondir sur le prédateur, mais Rachel me prit par le bras pour m’entraîner à l’extérieur.
Finalement, même si l’expérience avait été plutôt pénible, ce fut une magistrale leçon de philosophie. J’avais tout compris de la lutte des classes, même si je crois sincèrement qu’au nom de la justice sociale, Karl Marx aurait cassé la gueule de cette caricature de philosophe.