Dans un bar enfumé de la rue Saint-Denis, j’ai fait la connaissance d’un sympathique homme-grenouille qui parcourait le monde pour effectuer des travaux de soudure sous-marine. Alors qu’il travaillait à Bangkok, ce soudeur-scaphandrier était tombé amoureux de Naviya, une jeune femme d’une grande beauté qui était venue vivre avec lui en Amérique.

Elle était l’archétype de la jeune femme orientale délicate au regard de braise et au sourire dévastateur, alors que l’homme-grenouille avait plutôt l’allure d’un pachyderme poilu quarantenaire. En l’écoutant parler de son métier, on se demandait vraiment comment il s’y prenait pour entrer dans des habits de travail aussi ajustés. Naviya le considérait pourtant comme la huitième merveille du monde, ce qui me rendait profondément jaloux.

Quelques jours après cette rencontre, l’homme-grenouille me proposa de travailler avec lui pour un contrat de quelques semaines où il devait effectuer des travaux sur une structure immergée dans le port de Bangkok. Il avait besoin d’un assistant pour s’occuper de son matériel de plongée.

Je me suis donc retrouvé dans un avion en direction de la Thaïlande en compagnie de l’homme-grenouille et de Naviya qui allait rendre visite à sa famille. Elle était si heureuse de retourner dans son pays natal qu’elle en était encore plus jolie. Pendant le long vol, je me suis assoupi et j’ai rêvé que son compagnon s’était noyé au cours de sa périlleuse mission. En reprenant mes esprits, je me suis tout de même promis que ce rêve n’allait pas se réaliser.

En arrivant à Bangkok, une chaleur suffocante nous a littéralement assaillis. Les rues de la ville étaient envahies par une foule si dense que j’ai pensé qu’un grand spectacle venait de se terminer, mais j’ai vite compris qu’il en était toujours ainsi.

Les odeurs d’épices exotiques flottaient dans l’air humide. Des cuisines étaient installées en bordure des trottoirs, à travers un bric-à-brac de banderoles et d’enseignes. Pour quelques sous, il était possible de déguster des plats de viande et de légumes sautés aromatisés au curry, à la citronnelle ou à la coriandre. Dans certains quartiers de la ville, des filles aussi jolies que Naviya s’offraient comme d’attrayantes marchandises en donnant l’impression d’y prendre plaisir. Pourtant, je n’arrivais pas à y croire.

Compte tenu de la chaleur, les journées de travail au port étaient assez éprouvantes. Même lorsqu’il pleuvait, la pluie était si chaude qu’elle ne procurait aucune fraîcheur. Pendant que je m’occupais de la sécurité de l’homme-grenouille et de son matériel de plongée, il passait ses journées dans l’eau fraiche, ce qui me donnait une autre occasion de l’envier.

Nous habitions une très modeste demeure appartenant à la famille de Naviya. La structure faite de planches ajourées abritait un espace ouvert de quelques mètres carrés. Le soir venu, nous déroulions quelques nattes pour nous endormir dans un coin, même si au cours de la nuit l’homme-grenouille ronflait comme un train.

Érigé devant la maisonnette, un somptueux temple bouddhiste était fréquenté par des milliers de fidèles qui y déambulaient chaque jour. L’opulente richesse du temple recouvert de feuilles d’or tranchait résolument avec la rusticité de notre abri de fortune. Un peu choqué par ce contraste, j’ai demandé à Naviya comment elle faisait pour accepter un tel étalage de richesse, alors que la population vivait dans une évidente pauvreté. À la fois blessée et surprise par la question, elle a répondu calmement:

  • Pauvres? Nous ne sommes pas pauvres! Être pauvre, c’est désirer une chose que l’on ne possède pas.

J’ai encaissé la leçon d’humilité sans répliquer, mais je n’en pensais pas moins qu’un tel sens de l’abnégation n’était pas étranger à la misère endémique du tiers-monde.

Au cours d’une journée de congé, je suis entré dans ce grand temple aux toitures élancées où les résidents du quartier venaient se prosterner devant une immense statue dorée du Bouddha. Après avoir déposé des offrandes de fleurs et de fruits, ils allumaient des bâtons d’encens en psalmodiant de longues prières. Cette dévotion me rappelait les fidèles de la Cathédrale de Montréal qui récitaient le chapelet. Le dieu invoqué n’était pas le même, mais l’espoir d’une vie meilleure était tout à fait semblable.

Alors que j’allais sortir du lieu sacré, j’ai croisé une jolie Occidentale d’une trentaine d’années. Portant un chemisier blanc, un short jeans et des bottes de marche qui lui donnaient une allure assurée sur le carrelage de pierre, la musculature ciselée de ses jambes, on devinait que c’était une fille qui allait vers les choses. Elle s’est installée en retrait pour observer la population qui défilait comme une vague sans fin. Elle ne démontrait pas la ferveur des adeptes, mais elle ne semblait pas non plus le détachement froid des touristes. Nos regards se sont croisés, nous avons souri et je suis allé la rejoindre. Nous étions tous deux citoyens du Québec.

J’ai lui ai demandé ce qu’elle pensait du brouhaha qui nous entourait. Avec un sourire dans la voix, elle répondit qu’elle voyait ces rituels comme une forme de danse. J’ai apprécié l’idée, et je me suis joint à elle pour observer les mouvements des fidèles dans cette intéressante perspective. J’ai su à ce moment que cette fille était la femme de ma vie.

Nous sommes sortis du temple pour nous rendre dans un petit bar où nous avons commandé deux bières thaïlandaises Singha. Elle transportait un sac à dos qui semblait plutôt lourd. Au cours de notre conversation, elle en a extrait un rouge à lèvres et j’ai aperçu furtivement de magnifiques escarpins roses ainsi que quelques livres. En riant, elle a déclaré qu’il s’agissait de son kit de survie. Je ne savais pas si elle parlait des chaussures ou des livres.

En réfrénant l’idée de lui demander d’enfiler ses souliers à talons hauts, je me suis plutôt montré curieux de ses lectures. Elle a alors posé trois livres sur la table : The Dialectic of Sex, The Case for Feminist Revolution, de l’auteure Sulamith Firestone, La cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir, et enfin, Vénus Érotica, d’Anaïs Nin. Je me suis demandé si je ne devais pas m’enfuir en courant. Constatant ma légère confusion, elle a éclaté de rire.

Je lui ai alors demandé de me présenter chaque ouvrage en les résumant à une seule phrase. Après avoir avalé une gorgée de bière fraiche, elle a d’abord pointé le livre de Sulamith Firestone en disant : « Ma mère avait de bonnes raisons d’être en colère contre les hommes, mais c’est moi qui l’ai été à sa place ». Je me suis senti rassuré qu’elle ait formulé cette phrase au passé.

En effleurant l’ouvrage de Simone de Beauvoir, elle l’a résumé ainsi : « Il n’y a que des hommes et des femmes libres qui peuvent demeurer des amants solidaires ». Puis, en jouant délicatement avec les pages de l’œuvre érotique d’Anaïs Nin, elle a conclu en s’esclaffant : « Il faut bien s’éclater dans la vie! »

Le rire a dominé le reste de notre soirée, et je lui ai finalement demandé si elle voulait bien porter ses escarpins roses. Elle a accepté avec un plaisir manifeste.

C’était la première fois que je tombais en amour depuis que je ne me considérais plus croyant. Dépouillé d’une promesse d’éternité factice, le sentiment amoureux révélait encore plus la cruauté de la mort, puisque le désir ne voudrait jamais connaître de fin.