Quelques mois après que j’aie quitté la secte, mon mentor avait lui aussi été éjecté du groupe. Claude était tombé amoureux de la conjointe d’un Initié et il avait appris à ses dépens que si les dieux n’apprécient pas les femmes infidèles, ils sont sans pitié pour ceux qui les aiment.
Lorsque Claude avait repris contact avec moi, j’ai spontanément pensé qu’il essaierait encore de me convaincre du bien-fondé de la réincarnation, mais il était heureusement passé à autre chose. Pour expliquer sa dégringolade dans la hiérarchie des Initiés, il avait évoqué le jeu d’origine hindoue Serpents et échelles. En riant, il avait conclu qu’il était tombé sur un gros serpent qui l’avait ramené cul par-dessus tête à la case départ !
Au cours de l’été 1981, mon ami Claude avait cogné à ma porte très tôt un samedi matin. Croyant d’abord avoir été réveillé par des Témoins de Jéhovah, j’ai été très étonné de l’apercevoir en entrebâillant ma porte. En entrant en coup de vent, Claude déclara que nous devions nous rendre dans l’État du Maine, sur la côte est des États-Unis, pour rendre visite à son oncle Jimmy. Je n’avais rien compris de ses explications, mais quand on a vingt ans et qu’un ami s’apprête à faire une connerie, c’est la moindre des choses que de la faire avec lui.
Claude avait lu un livre intitulé L’Herbe du diable et la petite fumée, qui avait constitué la thèse de doctorat d’un anthropologue américain concernant l’univers mystérieux des sorciers mexicains. Mon ami avait embrassé cette culture animiste où le pouvoir est un esprit qui dispose d’une volonté propre et où il faut toujours se tenir prêt à le suivre.
À moitié endormi, je me suis donc retrouvé sur le siège du passager d’une incroyable Plymouth Duster 1970. La carrosserie de couleur vert lime venait d’être fraîchement repeinte et l’intérieur était en cuir noir. Le moteur du bolide était trois fois trop puissant pour les besoins de propulsion d’une voiture normale. À bord de cette bombe, qui pouvait déchirer l’asphalte au moindre coup d’accélérateur, nous avons roulé à fond de train vers la frontière des États-Unis. En traversant des champs de maïs, nous avons fait le plein de l’esprit des sorciers qui rôdait.
Mon ami Claude ne parlait pas vraiment anglais et je devais ingurgiter au moins deux bières pour me faire comprendre d’un anglophone sympathique et extrêmement patient, deux qualités très rares chez les agents de la frontière américaine.
En immobilisant la Duster devant un douanier américain typique, cheveux en brosse, mâchoire carrée, uniforme impeccable et l’air d’un gars qui n’aime pas du tout les étrangers, l’agent nous somma de déclarer l’objectif de notre déplacement vers les États-Unis. Il avait demandé « why », mais Claude avait compris « how » et il avait répondu par une laborieuse description du trajet pour nous rendre chez son oncle.
Devant l’air perplexe du douanier, Claude déplia une carte routière pour démontrer qu’il savait bien où il voulait aller. Agacé par cette incompréhension, l’agent pencha la tête pour m’interpeller en soulevant les sourcils. Il souhaitait manifestement entendre un motif intelligible.
Pour déclarer que nous étions en vacances, « vacation » dans la langue de Shakespeare, j’ai plutôt employé le mot « vacancy » que l’on voit sur les enseignes de motels où des chambres sont vacantes. Le shérif commençait sérieusement à s’impatienter.
J’ai alors expliqué à Claude que nous devions expliquer « pourquoi » nous voulions nous rendre chez son oncle. Dans un anglais plus qu’approximatif, mon acolyte déclara pathétiquement que nous suivions l’esprit des sorciers et que nous allions là où ils nous menaient !
J’étais consterné, mais pas autant que le douanier qui n’était vraiment pas disposé à laisser entrer deux apprentis sorciers sur le territoire des États-Unis d’Amérique. Croyant sans doute que nous étions des trafiquants de drogue, ou minimalement de solides consommateurs, il décréta une fouille en règle en pointant du doigt un bâtiment prévu à cet effet.
Tout y est passé ! Des talons de nos bottes, jusqu’à nos fonds de culotte, en passant par l’intérieur des portes et des pneus de la Duster. En moins d’une heure, la flamboyante Plymouth a été déshabillée, comme si elle avait fait le chemin inverse de la chaîne de montage qui l’avait assemblée. Fort heureusement, nous n’avions apporté aucune substance illégale.
La fouille terminée, la voiture a été remise en parfait état de marche. En bon Américain bien intentionné, un des préposés nous avisa que les pneus de la voiture étaient trop usés et il nous conseilla paternellement de les remplacer le plus rapidement possible. Nous l’avons remercié chaleureusement en lançant plusieurs « Thank you » bien sentis.
Après ce délai imprévu, nous avons repris la route. Lorsque j’ai demandé à Claude pourquoi nous devions nous rendre chez son oncle, il répondit qu’il avait rêvé à lui et qu’au cours de ce rêve il lui avait demandé de venir le visiter. J’ai compris qu’il ne servirait à rien de le questionner davantage.
Une fois dans l’État du Maine, nous avons quitté l’autoroute pour rouler sur un chemin de terre battue traversant la campagne verdoyante. Un drapeau américain flottait devant chaque maison. À l’entrée du terrain de l’oncle Jimmy, deux bannières étoilées formaient une haie d’honneur. Une fois la voiture immobilisée devant une petite maison blanche, balayée par l’ombre d’un grand chêne, un homme d’une soixantaine d’années est venu nous accueillir gentiment. Fort heureusement, l’oncle Jimmy parlait très bien français.
L’homme, costaud comme une locomotive, venait de prendre sa retraite des forces policières de la ville de New York. Son allure martiale rappelait le souvenir de l’agent frontalier qui avait eu la gentillesse de nous laisser poursuivre notre voyage.
La maison de l’oncle Jimmy était un véritable musée dédié aux hommes dont le travail consistait à protéger l’Amérique. Les murs de la demeure étaient tapissés de photographies de soldats et de policiers et de nombreuses armoires vitrées contenaient une impressionnante collection d’armes à feu de toutes les époques. Devant notre intérêt manifeste, Jimmy nous présenta solennellement plusieurs de ces hommes qui étaient tous morts en devoir. Ces disparus semblaient figés dans une superbe jeunesse.
J’ai jeté un coup d’œil vers Claude pour savoir s’il avait enfin découvert l’objectif de notre mission, mais il ne semblait plus s’en préoccuper. Il était lui aussi absorbé par les objets et les photos qui constituaient le décor singulier de ce véritable mausolée.
Dans une pièce de construction plus récente, des piles de journaux reposaient sur une grande table en chêne. L’oncle Jimmy ouvrit un classeur de métal pour nous montrer des centaines de découpures de journaux minutieusement classées. La plupart des articles conservés dans des étuis en plastique transparent concernaient la Guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Remarquant sans doute les points d’interrogation dans nos regards, l’ex-policier déclara que la guerre nucléaire avec l’URSS n’était qu’une question de temps et qu’il fallait s’y préparer.
Décontenancé, Claude demanda comment nous pouvions nous préparer à une guerre nucléaire alors que l’armement planétaire disponible pouvait faire exploser plusieurs fois la planète. En guise de réponse, notre hôte pointa une grande plaque de métal qui affleurait le plancher sous la table. En déplaçant le meuble en bois, Jimmy saisit une poignée reliée à un dispositif de levier mécanique dont il nous expliqua fièrement le fonctionnement. Ce système de levier permettait de soulever aisément une lourde porte d’acier, encastrée dans le plancher. Une fois la trappe ouverte, Jimmy actionna un interrupteur et des néons clignotants firent apparaître un escalier menant à un bunker de béton où nous sommes descendus en silence.
Le bunker souterrain mesurait environ trois mètres sur quatre. Dans cet espace compact, un petit lit de camp était installé près d’un poste de radio émetteur et plusieurs étagères contenaient essentiellement des aliments en boîte de conserve. Pour alléger un peu l’atmosphère, j’ai demandé à Jimmy s’il avait prévu un ouvre-boîte et il a ri de bon cœur.
Une petite toilette chimique, comme celles que l’on retrouve dans les véhicules récréatifs, était installée derrière un paravent. Advenant des retombées radioactives à la surface de la Terre, je me suis demandé comment il allait être possible d’ouvrir la porte blindée pour vidanger le réservoir, mais je n’ai pas eu l’audace de poser la question.
En demandant à Jimmy s’il s’attendait vraiment à une attaque nucléaire, ce dernier répondit qu’il s’y préparait depuis l’épisode de la crise des missiles à Cuba, au début des années soixante, et qu’il ne voyait pas d’autres dénouements à la course aux armements. À cette époque, toute la planète craignait une grande hécatombe nucléaire.
L’oncle Jimmy n’était pas un illuminé. En citoyen américain responsable, il s’organisait pour survivre aux retombées radioactives qui allaient entraîner un hiver nucléaire. Outre le péril nucléaire, la perspective d’une nouvelle ère glaciaire était d’ailleurs l’hypothèse qui effrayait le plus les scientifiques de l’époque.
Peu après, nous sommes remontés à la surface de la Terre en éteignant la lumière glauque des néons grésillant. Les rayons de soleil de la fin de journée ondoyaient dans les champs de blé. Nous n’arrivions pas à croire que la beauté habituelle des choses allait bientôt être annihilée dans le feu de l’enfer nucléaire.
En refermant la porte de son bunker, Jimmy nous offrit une bière et nous avons passé le reste de la journée à discuter avec lui. Assis sur le balcon de la maison, le policier retraité fit revivre pour nous une multitude d’histoires de gangsters de la grande ville de New York.
Avant de nous laisser reprendre la route en fin de soirée, Jimmy nous remit une copie des plans de son bunker en nous conseillant vivement d’en construire un pour assurer notre survie. Selon lui, il était très probable que le Canada soit attaqué, puisque les missiles soviétiques allaient possiblement être lancés à partir du nord de l’Union soviétique. Pour lui, le pôle Nord n’était pas le lieu de résidence du père Noël.
Finalement, en effectuant le salut militaire, ce qui était un honneur, l’oncle Jimmy nous rappela qu’il fallait toujours se tenir prêt. Claude tourna la clé dans l’ignition et la Duster démarra en ronronnant gravement.
Après une chaude journée d’été, une pluie fine avait commencé à tomber. Une fois sur l’autoroute, Claude appuya sur l’accélérateur et le moteur de la voiture répondit en rugissant. À la radio, Riders on the Storm, la pièce mythique des Doors, nous assurait que rien ne pouvait nous arriver. Après tout, nous suivions la voie des sorciers.
Soudainement, dans une longue courbe négociée à haute vitesse, le pneu avant droit de la voiture éclata. Impossible à contrôler, la Duster quitta la route. Après avoir traversé un terrain gazonné, balayé par la lumière des phares, nous avons vu apparaître une clôture métallique. La recommandation de l’oncle Jimmy nous traversa l’esprit : « il faut toujours se tenir prêt ».
La suite de l’accident sembla se dérouler au ralenti. En effectuant plusieurs tête-à-queue, la Duster arracha la clôture en déracinant cinq ou six poteaux. Dans un vacarme épouvantable de tôle tordue et de verre éclaté, la Duster s’immobilisa enfin.
Le toit du véhicule avait été entièrement arraché. Le capot et les ailes étaient disparus. Le puissant moteur mis à nu fumait sous la pluie. Au milieu de ce cadavre de ferraille, nous étions stupéfaits d’être encore en vie. Malgré le massacre qui avait désintégré la voiture, les deux sièges avant du véhicule avaient résisté. Sous la pluie qui tombait comme des étoiles filantes, nous ne savions plus si nous devions la vie à l’esprit des sorciers ou à la bienveillante paranoïa de l’oncle Jimmy. La vie nous offrait la chance de connaître l’hiver nucléaire.