En vacances au Mexique, j’avais pris la décision de visiter le site archéologique de Tulum. D’abord enthousiaste à l’idée d’aller à la rencontre de la civilisation des Mayas, je suis sorti de l’hôtel en me demandant si je n’allais pas foncer tête première dans un piège à touristes.

En m’invitant à monter à bord d’un autobus nolisé par un groupe de bruyants Américains, un jeune homme joufflu coiffé d’une casquette des Yankees avait tenté de me convaincre de les suivre en déclarant : « It’s the size of a football field ». Le terrain de football est l’unité de mesure préférée des Américains. L’invitation était sympathique, mais j’ai répondu que je préférais voyager seul.

J’ai alors rencontré le flamboyant propriétaire de l’entreprise Éros-rent-a-car, un énorme Mexicain couvert de bijoux en or et en argent. Éros était assis derrière un imposant bureau au fond du lobby de l’hôtel. Avec sa chemise blanche aussi vaste qu’un panneau réclame, il était impossible de ne pas remarquer ce jovial commerçant. En fait, je n’avais jamais vu autant de tissu sur un être humain. À part quelques dents incrustées d’or, sa dentition était aussi éclatante que sa chemise.

Visiblement déçu que je refuse la rutilante Cadillac qu’il me proposait, contre mauvaise fortune bon cœur, Éros redevint souriant lorsque je signai un contrat de location pour une économique Volkswagen Beetle. En voyant arriver la Beetle verte dont les portières étaient ornées de lézards et des coordonnées de l’entreprise Éros-rent-a-car, j’ai compris que mon allure allait compenser pour ma réticence à allonger les dollars.

Une fois sur la route, j’ai retardé ma rencontre avec les ruines archéologiques en m’arrêtant dans une sympathique bicoque de Playa del Carmen. Après avoir dîné en compagnie d’une faune sortie tout droit des années soixante-dix, j’ai enfin décidé d’assumer mon statut de touriste et j’ai pris la direction de Tulum.

Une fois arrivé dans l’aire de stationnement du site, toutes mes appréhensions se sont confirmées. Autour du bâtiment d’accueil, une vingtaine d’autocars aux vitres teintées ronronnaient en crachant leur diesel pour alimenter les systèmes de climatisation. Les voyagistes récupéraient leurs clients, identifiables à leurs chemises fleuries assorties à d’horribles bermudas pastel. Ceux qui portaient des sombreros affichaient une bonne humeur intrusive qui s’ajoutait au désastre esthétique de leur physionomie bedonnante.

Devant l’entrée principale du site archéologique, des Mexicains en costume folklorique présentaient un numéro d’acrobatie. Au sommet d’un mât d’une dizaine de mètres, un musicien soufflait dans une petite flûte en plastique que les Mayas sculptaient jadis dans des os humains.

À partir d’un carré de bois fiché au sommet du mât, quatre guerriers acrobates se sont lancés dans le vide. Rattachés à l’axe central par des cordes liées à leurs chevilles, les braves tournoyaient la tête en bas, alors qu’un dévidoir relâchait progressivement les cordages. Au terme de ce spectaculaire vol circulaire, les artistes se sont retrouvés à quelques centimètres du sol avant de s’immobiliser pour reprendre pied sur le sable chaud. Après avoir détaché leurs liens, ils ont saisi des chapeaux décorés de plumes de paon afin de solliciter quelques aumônes auprès des spectateurs. Plusieurs touristes se sont alors rués vers les autobus pour éviter de débourser quelques pesos. J’ai pensé remonter immédiatement dans la Volks pour la ramener à Éros.

En soulevant des nuages de poussière, les monstrueux autocars ont progressivement quitté l’aire de stationnement. Lorsque je suis finalement entré dans l’enceinte de la cité maya, je me suis retrouvé presque seul devant les vestiges d’une civilisation disparue.

Sous la lumière ardente des Caraïbes, une série de petites constructions de pierres grises émergeaient de la terre brûlée. Comme si des fragments de mémoire avaient subsisté dans la pierre, j’ai soudainement eu l’impression de me joindre à une foule rassemblée autour des petits temples. L’authentique dieu-soleil était encore là, témoin des rituels anciens qui avaient été accomplis pour obtenir ses faveurs. Dans l’écho des tambours ayant rythmé ces fêtes païennes, la clameur de la foule en transe résonnait encore.

Au bord d’une falaise surplombant les eaux turquoise de la mer des Caraïbes, la pyramide principale du site était gardée par quelques iguanes qui se déplaçaient nonchalamment sur les pierres gorgées de chaleur. Un gros iguane vert-de-gris grimpa rapidement les marches abruptes du grand escalier de la pyramide et mon regard se posa au sommet de la plateforme principale.

Sur cette terrasse, devant un caveau massif, une petite colonne de pierre s’élevait à environ un mètre du sol. La fonction de ce petit autel effrité m’a soudainement foudroyé. Des meurtres rituels avaient véritablement eu lieu dans cet espace suspendu entre ciel et terre. Les sacrifices humains n’étaient plus une légende.

Alors que des puissantes vagues se brisaient sur la plage, se liant aux incantations du peuple maya, une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux noirs de jais vint à ma rencontre. Après s’être présentée dignement comme une descendante de la civilisation maya, elle plongea son regard au sommet de la pyramide pour me faire revivre les rituels entourant les sacrifices humains. Sa description livrée d’une voix blanche était à glacer le sang.

Une fois le condamné étendu sur le petit autel de pierre, un grand-prêtre soulevait un lourd poignard de silex pour frapper violemment sous le thorax du sacrifié. Alors que le condamné vivait encore, le grand-prêtre plongeait une main à l’intérieur de la cage thoracique pour arracher le cœur. Après avoir offert l’organe palpitant au regard du peuple exalté, il le broyait sur les idoles de pierre entourant la plateforme de la pyramide. Puis il tranchait la tête du sacrifié avant de projeter son corps ensanglanté dans le grand escalier de la pyramide où il se fracassait en roulant jusqu’au sol.

Lors de grandes sécheresses, les Mayas pouvaient effectuer de tels sacrifices jour et nuit, sans interruption. Dans l’exaltation de ces rituels, on écorchait parfois les condamnés et les grands-prêtres se recouvraient de ces peaux sanguinolentes pour poursuivre leur travail rituel.

À l’apogée de la civilisation maya, des enfants étaient élevés et soignés aux seules fins d’être sacrifiés et ce statut constituait un honneur que convoitaient les familles. Lors de grandes fêtes religieuses, ces enfants privilégiés étaient amenés au sommet de hautes falaises pour être projetés dans des puits profonds où ils se noyaient sous le regard comblé des dieux insatiables. C’était le prix à payer pour gagner leur bienveillance qui, espérait-on, allait se traduire par des récoltes abondantes.

Le site archéologique allait bientôt fermer. Pendant que le soleil descendait à l’horizon, j’ai remercié la descendante des Mayas de m’avoir traumatisé en me présentant aussi honnêtement le monde de ses ancêtres.

En reprenant la route, soulagé d’avoir survécu à un terrible carnage, je me suis retrouvé aux prises avec un curieux sentiment de filiation avec cette culture du sacrifice. Le dieu de mon enfance avait lui aussi été torturé à mort et une bonne partie de l’humanité croyait encore que ce sacrifice avait un sens universel. Dans plusieurs universités, des facultés de théologie perpétuaient cette curieuse idée.

De retour à l’hôtel, j’ai remis les clés de la Volks à Éros qui m’a gentiment offert un bon de réduction de 20% applicable lors de ma prochaine location. Au cours de la soirée, en marchant sur la plage balayée par un rayon de lune, j’avais l’impression d’entendre le fracas des os sur la pierre de la grande pyramide et j’étais littéralement hanté par la mémoire des enfants sacrifiés.

Au loin, dans la nuit chaude des Caraïbes, une radio jouait la pièce Stairway to Heaven. Bercé par les clapotis paisibles d’une mer d’huile, je me suis endormi sur une chaise longue en oubliant l’étrange cruauté des Hommes.

À mon réveil, alors que le soleil se levait à l’horizon encore étoilé, j’ai pensé à la chance que j’avais de vivre à une époque où les dieux étaient devenus des mythes dans l’imaginaire de l’humanité. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, qui s’était achevée par les explosions nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, Dieu semblait de moins en moins intéressé par les conflits armés. En ce début de troisième millénaire, l’humanité semblait voguer vers l’âge de raison.

Un peu plus tard, alors que je venais de me présenter au restaurant de mon hôtel pour le petit déjeuner, un état d’agitation s’est progressivement installé parmi le personnel de service et les vacanciers. Un voisin de table m’a alors appris que deux avions de ligne venaient de foncer dans les Tours jumelles du World Trade Center à New York. Sans donner l’impression d’y croire, il ajouta qu’une des tours s’était effondrée.

De retour à ma chambre, j’ai syntonisé un réseau d’informations au moment où la deuxième tour implosait comme un château de cartes. Au-dessus de Manhattan, un ciel parfaitement bleu contrastait avec le nuage de cendres et de poussières qui envahissait chaque recoin de la ville assiégée.

Encore secoué par mon incursion dans l’univers des Mayas, la cruauté rituelle d’une civilisation disparue se surimposait aux images que j’observais en direct. Plutôt que du silex ou de la pierre, c’était maintenant de l’acier, du béton et du verre qui broyaient des os et de la chair humaine. Impassible devant le téléviseur, horrifié comme si j’étais devant un autel où coulait le sang des sacrifiés, le nouveau millénaire venait de basculer dans la terreur où des dieux allaient encore se déclarer la guerre.