En 1967, lorsque Georges s’était demandé à haute voix en quelle année on allait mourir, Jean faisait partie du groupe dont tous les membres s’étaient ralliés à la décision de vivre jusqu’à cent ans. Au cours des années, Jean était devenu un étudiant très doué en sciences, au point où vers l’âge de seize ans, le professeur lui confiait fréquemment la responsabilité du laboratoire. Il était tellement passionné par la chimie et la physique qu’il n’était pas rare de le voir poursuive ses expériences scientifiques après les heures de classe.

Un jour où je m’apprêtais à quitter l’école déjà presque déserte, Jean était encore dans le local de chimie où il prenait des notes au travers un enchevêtrement de tubes, de fioles et de bocaux où bouillonnaient des liquides colorés. Alors qu’il observait attentivement son installation, j’entrai dans le local. L’air un peu contrarié, mon camarade m’invita à m’approcher en me faisant signe de refermer la porte. À voix basse, Jean me confia qu’il menait simultanément deux expériences, mais que l’une d’elles devait demeurer secrète. En m’observant du coin de l’œil, par-dessus ses lunettes, il affirma qu’en préparant un cours sur les cristaux, il avait également mis en marche une procédure pour fabriquer du LSD.

Pendant que j’observais un ballon de verre où mijotait un liquide bleuté, Jean me parla de Timothy Leary, un psychologue américain devenu gourou des expériences psychédéliques induites par les drogues. En scrutant attentivement ce que je croyais être la genèse du LSD, je devins un peu inquiet des conséquences potentielles pour l’avenir scolaire de mon camarade surdoué. Lorsque Jean a éclaté de rire, j’ai compris que son histoire de LSD était une blague.

Ce soir-là, alors que nous étions allés voir un concerte du groupe de musique électronique Tangerine Dream, je marchais au centre-ville de Montréal en compagnie de mon ami Jean qui avait fini par me demander pourquoi je souriais béatement à tous les passants. J’ai tenté de lui décrire l’expérience mystique que je venais de vivre, mais j’ai rapidement été confronté à la limite des mots quand il s’agit de décrire une sensation aussi complexe.

Jean était un jeune homme plutôt cérébral et, même s’il s’intéressait aux effets des drogues sur le cerveau, les émotions n’étaient pas vraiment son domaine de prédilection. Pour me faire comprendre, j’ai essayé de transposer mon expérience en forme mathématique. Je lui ai dit qu’entre le moment « zéro » et le temps « un », j’étais tombé dans l’intervalle. En subdivisant une seconde à l’infini (1/2, 1/4, 1/8, 1/16, 1/32, 1/64, 1/128, 1/256, 1/512, 1/1024, etc.), je lui ai démontré que le temps pouvait théoriquement cesser de couler vers l’avenir. C’était ce moment présent, crevé sur l’infini, que j’avais expérimenté. Cet état intérieur pouvait se nommer Dieu ou plus simplement la vie, selon le nom que l’on souhaitait lui donner. Devant ma démonstration, Jean avait lancé un grand cri de joie, avant de conclure que j’avais sans doute fumé un peu trop de haschich.

Alors que je n’avais pas revu Jean depuis plusieurs années, je l’ai vu réapparaître dans une entrevue télévisée traitant des conséquences du réchauffement climatique. En écoutant mon ami présenter des perspectives d’avenir plutôt sombres pour la planète, je me suis retrouvé aux prises avec une angoisse diffuse. Une fois l’émission terminée, je me suis demandé à quoi pouvait bien servir cette angoisse que j’avais curieusement déjà ressentie à d’autres époques.

Lorsque j’étais petit, l’idée de la fin du monde appartenait aux ecclésiastiques qui terrorisaient les fidèles en les exhortant à se conformer à la volonté divine. Après que des scientifiques aient mis au point la bombe atomique, utilisée à Hiroshima et Nagasaki pour mettre fin à la Deuxième Guerre mondiale, l’humanité s’est engagée dans la Guerre froide dont la seule issue possible devait être une hécatombe nucléaire qui ne s’est pourtant jamais produite. Depuis l’avènement du nouveau millénaire, les scientifiques sont devenus malgré eux les grands prêtres des prévisions eschatologiques, considérant sans doute que les citoyens doivent modifier leur mode de vie pour ne pas subir les conséquences catastrophiques du réchauffement climatique.

Ce soir-là, en jonglant avec ces idées noires, je me suis endormi en me demandant comment les angoisses de fin du monde pouvaient vraiment être porteuses d’avenir ou si elle ne participait pas plutôt à un grand désenchantement des citoyens qui ne penseraient plus qu’à eux-mêmes, considérant puisque certains scientifiques n’en finissent plus de déclarer que l’échéance pour sauver la planète était déjà dépassé.

À ma grande surprise, quelques jours après son passage dans les médias, Jean a communiqué avec moi pour me faire part d’une inquiétude concernant Georges, notre ami d’enfance. Selon Jean, après une retentissante faillite lors de la crise financière de 2008, Georges était devenu adepte d’une prophétie annonçant la fin des temps le 21 décembre 2012. Pour survivre aux tremblements de terre et aux raz-de-marée planétaires, qu’il croyait annoncés par le calendrier maya, Georges s’était installé avec sa jeune famille sur une montagne des Hautes-Laurentides.

Après avoir effectué quelques recherches, Jean avait réussi à localiser la maison de notre ami qui avait résolument coupé les ponts avec la civilisation. Il n’avait plus de service téléphonique et il ne répondait plus à ses courriels. Il nous avait donc été impossible d’annoncer notre visite.

Après quelques heures de route, nous avons abandonné la voiture en bordure d’un chemin de terre devenu impraticable. Après une demi-heure de marche dans un sentier à flanc de montagne, la maison de Georges est enfin apparue dans une petite clairière située près du sommet.

Au moment où nous sommes sortis de la forêt, un homme d’une quarantaine d’années nous a accueillis à la pointe d’une carabine. Les mains en l’air, comme des malfaiteurs, nous nous sommes rapidement identifiés. À travers les traits vieillis du visage de l’homme presque chauve qui nous tenait en joue, j’ai reconnu notre ami Georges qui s’est excusé maladroitement en prétextant qu’un ours rôdait dans les parages. Nous n’avons pas été tout à fait rassurés, mais après avoir échangé quelques blagues le climat s’est détendu et Georges nous a accueillis dans son univers singulier.

Sa demeure était une toute petite maison en bois rond, qui n’était alimentée ni en électricité ni en eau courante. À l’intérieur, une pompe manuelle permettait de puiser une eau fraiche d’une qualité exceptionnelle. Derrière la maison, un grand potager avait été aménagé dans une clairière où la conjointe de Georges et leurs deux jeunes enfants récoltaient quelques vigoureux légumes. Toute la famille était de fort bonne humeur, au point où cette existence en marge du rythme trépidant de la ville m’apparut soudainement enviable. Je me suis tout de même consolé en me rappelant que l’hiver allait bientôt succéder à un magnifique automne qui s’étirait en douceur.

À la fin du souper, composé de riz et de légumes, Jean a soudainement pris la décision d’aborder ouvertement la question du 21 décembre 2012. Ne souhaitant manifestement pas que ses enfants soient témoins de cette conversation, Georges nous a invités à le suivre à l’extérieur de la maison.

Après avoir rassemblé des brindilles, des rondins et quelques buches, notre hôte alluma un bivouac en nous invitant à nous asseoir sur des souches d’érable disposées en cercle autour de l’aire de feu. Georges nous présenta alors sa nouvelle vie, comme s’il ouvrait la porte d’un curieux donjon. Sur un ton mécanique qui ne lui ressemblait pas du tout, il déclama :

  • La Terre souffre de la présence des hommes. Notre développement industriel et notre soif de richesses l’ont épuisée et lui ont donné une forme de cancer. L’équilibre naturel est rompu depuis trop longtemps. Il y a trop d’êtres humains sur la planète pour les ressources disponibles. Notre empreinte écologique est trop grande et il nous faudrait sept planètes pour répondre aux besoins actuels d’un Américain moyen. Ici, nous vivons une vie en accord avec la nature. Nous n’achetons pas de viande qui nécessite trop de ressources et nous mangeons ce que nous produisons. Nous n’utilisons aucun produit transformé. Nous n’émettons aucun déchet dans l’environnement et pour la toilette nous n’achetons aucun papier commercial.

En entendant l’expression « papier commercial » au lieu de « papier hygiénique », je n’ai pu m’empêcher de pouffer de rire, sachant que Georges avait travaillé dans le secteur immobilier aux États-Unis et qu’il avait perdu sa fortune lors d’une crise financière essentiellement liée aux spéculations sur des titres appelés « papier commercial ».

Réalisant son lapsus, Georges força un sourire, pendant que Jean semblait un peu surpris d’être confronté à des thèses alarmistes qui s’apparentaient étrangement à l’écologie politique qu’il soutenait en s’appuyant sur des données scientifiques.

Georges ajouta alors sur un ton plus authentique, mais plus triste :

  • Je sais, ça peut paraître ridicule de ne plus participer à la société actuelle, mais je sais maintenant que nos jours sont comptés. Nous devons tous transformer notre façon de vivre si nous voulons sauver la Terre et peut-être survivre à ce qui s’en vient.

À une question de Jean, concernant cette allusion « à ce qui s’en vient », Georges enchaîna d’une voix monocorde :

  • Selon le calendrier des Mayas, la Terre arrivera à la fin de son cycle en décembre 2012. Un grand cataclysme va se produire. Il y aura des tremblements de terre et des ouragans. Des tempêtes terribles vont provoquer des inondations. Les régions côtières vont être submergées par les océans et, par la suite, l’eau gagnera l’intérieur des terres…

Sans invalider les angoisses de Georges, concernant ces déchaînements possibles de la nature, Jean tailla en pièce cette prophétie qui n’était soutenue par aucune étude scientifique sérieuse. Après avoir écouté attentivement ces arguments, Georges répondit :

  • La science fait partie des problèmes qui ont mené l’humanité au bord du gouffre. Tu considères que la prophétie des Mayas est fausse, mais notre façon de vivre est une agression constante contre la planète. Si le tiers-monde adoptait notre mode de vie occidental, nous irions inexorablement à la catastrophe.

Puis il conclut :

  • Ma nouvelle façon de vivre est l’avenir du monde.

J’ai alors fait remarquer à mes deux vieux amis qu’entre un ancien businessman devenu adepte de la fin du monde et un scientifique terrorisé par le réchauffement climatique, le seul point de désaccord constituait finalement la date de l’hécatombe finale !

Considérant la légèreté que je manifestais dans un moment aussi grave, je suis devenu l’ennemi numéro un de la planète pour mes deux amis d’enfance. Sans minimiser les défis d’avenir de l’humanité, j’ai tenté de rappeler à mes amis les angoisses apocalyptiques de notre enfance religieuse, ainsi que les angoisses nucléaires à l’époque de la course aux armements entre les États-Unis et l’Union soviétique.

Estimant être un scientifique rationnel, Jean était offusqué d’être associé aux superstitions religieuses d’antan, alors que Georges semblait si contrarié que j’ai eu peur qu’il retourne chercher sa carabine !

Lorsque j’ai proposé d’éteindre le feu de camp pour contribuer à notre mesure aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, j’ai déclenché les hostilités, car il est toujours plus facile de demander aux autres de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, alors que le CO2 que nous émettons nous-mêmes nous semble toujours justifié par un intérêt supérieur.

En nous engueulant vertement, comme à l’époque où nous étions écoliers, nous nous sommes traités mutuellement d’inconscients, d’illuminés, d’esprits sectaires, de docteurs Frankenstein, de docteurs Doolittle, de communistes, de capitalistes et de néo-colonialistes en évoquant des arguments à la fois rationnels et irrationnels.

Pendant que le soleil se couchait sur notre folie collective, la compagne de Georges et leurs deux enfants sont venus nous rejoindre autour du feu. Ils sortaient d’un petit ruisseau où ils étaient allés se baigner. La petite fille s’est approchée de moi pour se réchauffer et le petit garçon s’est lové entre les bras de Jean. Le climat de confrontation s’est complètement dissipé.

En s’accompagnant à la guitare, Georges s’est mis à chanter doucement Father and Son de Cat Stevens. Le moment était plus que joli, mais chaque fois qu’il répétait avec emphase « I know…I have to go away… », une profonde inquiétude me tenaillait. Je ne pouvais m’empêcher de penser à un éventuel suicide, si la fin du monde n’advenait pas comme il le prévoyait, le 21 décembre 2012.

Au-dessus de nous, le ciel était entièrement découvert, la Voie lactée veillait sur nous. Une paix majestueuse s’est peu à peu installée. Les enfants se sont endormis, emmitouflés dans des couvertures de flanelle. Georges et sa compagne étaient enlacés devant le feu qui crépitait doucement. Jean semblait perdu dans ses pensées. Sous le ciel étoilé, une histoire philosophique défilait comme un film encore inachevé. Nous étions nés à une époque où l’humanité connaissait si peu les secrets de l’univers et du développement de la matière. Des personnages religieux aux pouvoirs magiques nous avaient été offerts pour supporter l’angoisse de ces mystères.

Grâce à une connaissance plus approfondie de la mécanique du monde, nous savons maintenant que notre univers disparaîtra progressivement en se dispersant dans le vide cosmique. Il faudra encore plusieurs milliards d’années, mais un jour, tout aura disparu. L’existence elle-même deviendra un phénomène oublié. Il n’y aura plus aucune mémoire humaine pour se souvenir de sa propre histoire.

Et puisque nous allons tous mourir un jour, bien avant la conclusion de cette grande aventure, comment serait-il possible d’exister sans éprouver un peu d’angoisse ?

La Lune s’est levée dans le ciel étoilé et Georges est allé border sa famille avant de nous raccompagner jusqu’à notre véhicule. Nous avons marché sans dire un mot, sous la lumière de la Lune, dans l’enchevêtrement de l’ombre bleutée des arbres.

Notre voiture était un gros véhicule utilitaire sport que Georges considérait probablement comme une insulte à l’intelligence planétaire. En l’apercevant, il n’a pourtant rien dit.

En prenant mes deux amis par les épaules, comme nous l’avions fait mille fois dans nos caucus précédents nos jeux d’enfants, je leur ai proposé un rendez-vous au même endroit, le 21 décembre 2012.

Ils ont accepté et c’était tout ce qu’il fallait pour que l’avenir du monde soit encore possible.