Les cours de monsieur de Caillères, historien, sinologue et érudit professeur de philosophie, étaient appuyés par des exemples concrets vécus en Chine alors qu’il était professeur d’université à l’époque où Mao Zedong avait pris le pouvoir.

Dans la Chine antique, les mandarins qui se chargeaient des affaires de l’État étaient des hommes très âgés qui n’étaient pas très enclins à entreprendre de grandes réformes. Il est vrai que pour occuper la fonction de mandarin, les candidats devaient réussir plusieurs examens où ils devaient notamment calligraphier les quarante-cinq mille idéogrammes de l’écriture chinoise. Compte tenu de ces exigences, seuls les candidats surdoués accédaient aux commandes de l’État avant d’arriver au terme de leur existence. La plupart n’y parvenaient jamais. Ainsi, malgré les conditions de vie souvent misérables de la population, ces hommes âgés considéraient qu’il n’était pas souhaitable d’infléchir le caractère inéluctable de la destinée humaine. Il fallait plutôt apaiser son esprit pour s’y conformer afin d’atteindre la sagesse.

Au vingtième siècle, les jeunes citoyens de la Chine ont remis en question cette façon de gouverner, fondée sur le culte des ancêtres et la valorisation du passé. Menés par Mao Zedong, des millions de jeunes se sont joints à ce combat contre l’immobilisme ancestral qui maintenait le peuple dans la pauvreté et la misère.

Lorsque cette révolution a gagné l’université où enseignait monsieur de Caillères, les leaders ont convoqué les étudiants et les enseignants. En inversant la hiérarchie des pouvoirs, un comité de jeunes étudiants révolutionnaires a présenté deux listes de professeurs; ceux qui avaient été identifiés comme des amis de la Chine et ceux qui étaient dorénavant considérés comme des ennemis de la Chine. Pour qu’un professeur soit déclaré ennemi de l’État communiste, il suffisait qu’il ait déjà valorisé les traditions ancestrales dans ses enseignements.

Les professeurs considérés ennemis ont été rassemblés dans la cour de l’université, devant une foule de jeunes exaltés, brandissant leur exemplaire du Petit Livre rouge de Mao. Ces enseignants ont alors été avisés qu’ils disposaient de quelques heures pour quitter le pays. Puisqu’il était impossible de quitter un territoire si vaste que la Chine dans un si court délai, la condamnation à l’exil équivalait à une condamnation à mort. Après les exécutions sommaires, les corps des traitres ont été enterrés et les cours ont repris le jour même, selon les nouveaux standards établis par les étudiants.

Monsieur de Caillères, qui avait été reconnu comme un ami de la Chine, même s’il avait fréquemment louangé les réalisations artistiques, philosophiques et techniques de la Chine ancestrale, avait conclu sa présentation en déclarant que le président Mao avait finalement atteint le principal objectif de son programme qui se résumait à « donner à tous les Chinois un bol de riz chaque jour ». Du même souffle, il ajouta que les réformes économiques mal avisées du Président Mao avaient tout de même entraîné plus de soixante-dix millions de morts !

Cette conclusion, aussi dramatique que paradoxale, avait figé la classe dans un silence interdit. Une révolution de gauche avait été plus meurtrière que la folie d’Hitler qui n’avait à son actif que dix-sept millions de morts ? Debout devant la classe, monsieur de Caillères semblait plus que satisfait de notre stupéfaction. En décrétant une pause, il annonça que la deuxième partie du cours allait être donnée par un médecin chinois de grande renommée.

Au retour de la pause, monsieur de Caillères était effectivement accompagné par le Professeur Leung Kok Yuen, un petit homme d’une soixantaine d’années. Maigre et souriant, portant un habit gris trop grand pour lui, il nous salua respectueusement en s’inclinant à plusieurs reprises.

Après avoir remercié avec déférence le directeur de l’école, ainsi que monsieur de Caillères pour « le grand honneur qui lui était fait de lui offrir l’occasion de rencontrer de jeunes Occidentaux intéressés par la philosophie taoïste », le Professeur Leung nous invita à lui poser des questions.

Avec monsieur de Caillères, nous avions pris l’habitude d’écouter attentivement les exposés de notre professeur qui était un puits intarissable d’informations et d’expériences porteuses d’enseignements. Il est vrai qu’en tant que Français d’origine, tous les sujets constituaient de formidables occasions pour démontrer son savoir. Par conséquent, nous étions plutôt surpris que le Professeur Leung nous invite à le questionner, avant même d’avoir présenté quelques notions.

La classe était encore sous le choc des révélations concernant la révolution maoïste et nous ne savions pas sous quel angle interroger notre nouvel enseignant. Manifestant une grande bienveillance, le Professeur Leung déclara en souriant :

  • Très bien. Une personne qui n’est pas prête à poser une question n’est pas prête à entendre une réponse.

En nous saluant respectueusement, le Professeur Leung quitta la salle de cours pendant que monsieur de Caillères semblait ravi par cette première leçon de philosophie orientale.

Un jeune homme leva la main en affirmant qu’il avait une question et monsieur de Caillères l’invita à aller chercher le Professeur. Quelques minutes plus tard, l’étudiant revint en classe en compagnie du vieux médecin qui semblait enchanté de nous revoir.

L’étudiant demanda alors :

  • Qu’est-ce qui différencie la philosophie taoïste de la révolution maoïste ?

Le Professeur Leung répondit :

  • Je ne sais pas différencier les choses, les deux font partie du Tao. Sans la philosophie du Tao, je ne serais pas ici, car je ne serais pas devenu médecin, comme mon père, mon grand-père et le père de mon grand-père. Mais sans la révolution du président Mao, je n’aurais pas été obligé de quitter la Chine et je ne serais pas ici non plus. Il a fallu ces deux philosophies pour que nous puissions nous rencontrer. Est-ce que c’est bien, est-ce que c’est mal, je ne sais pas. En sortant d’ici, vous aurez peut-être un terrible accident et votre décision de venir à ce cours aura été le pire choix de votre vie.

L’étudiant qui avait posé la question ajouta :

  • Est-ce que la Chine allait mieux avant la révolution ?

Le Professeur répondit :

  • Vous savez, avant la révolution, les crues printanières du fleuve Yang Tsé provoquaient de vastes inondations qui emportaient des milliers de vies humaines. Or, après que la Chine de Mao ait effectué de grands travaux pour endiguer les inondations, le Yang Tsé ne déborde plus. Certains considèrent ce changement comme un progrès, mais de graves famines ont été la conséquence de ces transformations. Certains considèrent que le Tao de la Chine a été brisé et les hommes qui ne sont pas morts à cause de la nature, sont morts parce que la Terre ne peut pas les nourrir. Est-ce un bien, est-ce un mal, je ne sais pas.

Après cette curieuse réponse, qui semblait affirmer une chose et son contraire, le silence se réinstalla parmi les étudiants. Devant nous, le Professeur Leung attendait patiemment la prochaine question. Il allait de nouveau sortir de la classe lorsqu’une étudiante leva la main. Le Professeur revint vers nous en manifestant un grand intérêt.

L’étudiante détenait une formation en sciences et elle se lança dans un interminable exposé comparant les schèmes de référence des Occidentaux et des Orientaux, avant de conclure que la physique moderne avait démontré la validité des notions élaborées sur un mode intuitif par les traditions orientales. Le Professeur Leung avait écouté attentivement la présentation de l’étudiante, mais il n’avait rien ajouté, puisqu’elle n’avait formulé aucune question.

Pour dissiper le malaise grandissant, l’étudiante ajouta :

  • Est-ce que nous pourrions savoir ce que vous en pensez ?

Le Professeur Leung répondit :

  • J’ai beaucoup appris de vous et je vous en remercie.

Constatant qu’il n’y avait pas d’autres étudiants qui levaient la main, le Professeur Leung nous salua respectueusement avant de quitter la classe.

Monsieur de Caillères sembla alors un peu plus contrarié par notre intérêt limité pour les connaissances du Professeur Leung issu, avait-il rappelé, d’une longue lignée de médecins de la Chine millénaire.

En désespoir de cause, je levai la main, en espérant que ma question allait être digne du savoir ancestral du Professeur Leung. Je dus à mon tour partir à sa recherche pour le ramener en classe.

Je retrouvai rapidement le professeur Leung qui lisait un livre écrit en chinois. Par simple curiosité, je m’informai du sujet de l’ouvrage. Le Professeur répondit laconiquement :

Croyant d’abord que le maître évoquait le personnage central de la commedia dell’arte, j’ai remarqué que la page couverture du livre présentait une image romantique tout à fait représentative des romans à l’eau de rose des éditions Harlequin. Je pris alors la décision de ne pas essayer de confirmer mon hypothèse. Je n’étais sans doute pas prêt à entendre la réponse.

J’avisai le Professeur Leung que j’avais une question philosophique à lui poser. Son visage s’illumina de bonheur et il revint vers la classe en marchant lentement, comme s’il avait des milliers d’années devant lui.

De retour en classe, je demandai :

  • Comment le Taoïsme conçoit-il Dieu ?

En levant doctement un doigt vers le ciel, le Professeur Leung déclara :

  • Excellente question !

Alors que je m’attendais à une savante démonstration, le professeur s’installa au tableau noir pour y tracer un grand point d’interrogation. Après avoir déposé la craie, il se tourna vers moi pour me remercier de ma question. Un étudiant excédé lança alors :

  • Vous ne savez pas ?

Le Professeur Leung rétorqua :

  • Je ne peux pas savoir, car le taoïsme ne conçoit pas Dieu. Puisqu’il est impossible de répondre à cette question, il serait préférable de ne pas la poser. Sinon, l’esprit risque de s’égarer dans des lieux où il ne peut pas retrouver son chemin. C’est pour cette raison que la philosophie du Tao débute par un point d’interrogation.

Le Professeur avait affirmé que j’avais posé une excellente question, puis il avait ajouté qu’il était préférable de ne pas la poser. Je n’étais plus du tout certain d’avoir posé une bonne question, mais le Professeur Leung semblait satisfait de sa réponse.

Le même étudiant ajouta :

  • Et la mort ? Comment le Taoïsme conçoit-il la mort ?

Le Professeur Leung lui répondit :

  • Il ne la conçoit pas non plus. Et pour cette raison, il ne la craint pas. Il ne faut jamais marcher vers un tigre affamé. Une personne qui ne craint pas la mort conserve son équilibre. Et dans ces conditions, elle ne devient jamais véritablement malade.

Monsieur de Caillères leva la main à son tour. Le Professeur Leung reçut l’intérêt de son collègue comme un immense honneur et il inclina la tête en signe de reconnaissance. Monsieur de Caillères demanda respectueusement :

  • Qu’est-ce qu’une personne en santé alors, Professeur ?

Fermant les yeux durant quelques secondes, le Professeur Leung répondit :

  • Une personne en santé est une personne qui conserve toujours suffisamment d’énergie pour pouvoir mourir.

Un grand silence s’installa dans la classe. Il y avait tellement de connaissance dans l’air qu’il n’y avait plus de question à poser. Notre vide était plein et notre plein était vide. Lao Tseu nous salua avec gratitude en s’inclinant avant de quitter la classe pour nous laisser réfléchir.