Comme Icare aux ailes brûlées, je vivais pour des extases solaires qui se terminaient immanquablement par des chutes vertigineuses. Il suffisait qu’une fille s’éloigne, après un sourire ou un rire en cascade, pour que je retombe sur terre. Le visage en cendres et en larmes, j’aurais préféré ne pas avoir existé.
Réfugié en plein été dans l’escalier de pierre de l’école du quartier, j’étais certain de ne pas être dérangé. À l’ombre des peupliers centenaires, qui montaient la garde, le monstre académique n’allait plus avaler personne avant l’automne.
À l’abri de mon château fort, j’aperçus tout à coup une figure familière au travers la clôture de fer forgé. Marchant sur la rue longeant l’entrée principale, Claude m’a reconnu au premier coup d’œil, alors que j’aurais espéré ne pas être remarqué. Dans mes souvenirs, cet ancien camarade de classe était plutôt belliqueux. Pourtant, alors qu’il approchait, j’ai eu l’impression que Claude n’était plus le même. Ses yeux bleus étaient comme des rayons de lumière et il souriait, comme s’il lui était impossible de faire autrement.
Cordialement, le jeune homme me serra la main en déclarant que je n’étais pas obligé d’être aussi triste. Sans comprendre comment il avait fait pour percevoir cet état intime dont je ne parlais jamais, Claude coupa court en affirmant que le cerveau humain était si puissant qu’il pouvait résoudre tous les problèmes.
Sur cette déclaration énigmatique il ouvrit un sac de toile qu’il portait en bandoulière. Après en avoir extrait un livre intitulé Le Matin des Magiciens, il me le remit comme s’il me confiait un précieux objet. Mon interlocuteur énuméra fébrilement quelques facultés exceptionnelles que pouvait acquérir un « nouvel être humain ». Pendant que je parcourais l’ouvrage, il évoqua la télépathie, la télékinésie, les énergies cosmiques, les voyages dans des dimensions parallèles et les pouvoirs de guérison.
L’enthousiasme de Claude était contagieux et la perspective qu’il me présentait semblait résolument nouvelle. Après m’avoir convaincu du potentiel caché du cerveau humain, Claude m’a tout de suite proposé de l’accompagner à une rencontre du groupe de yoga spirituel qui avait récemment transformé sa vie. Comme si une bouée venait d’apparaître miraculeusement dans l’océan de ma détresse, je me suis accroché à cette fascinante perspective et je me suis levé pour suivre mon camarade transformé.
Quelques heures plus tard, je me retrouve dans une salle moderne décorée de peintures indiennes et d’inscriptions en sanskrit. Le fait de ne rien comprendre aux différents messages leur confère un caractère fabuleux. Par les fenêtres ouvertes, un vent frais vient se marier aux effluves d’encens.
Dans ce petit temple, je rencontre une cinquantaine de personnes qui semblent si enchantées de faire ma connaissance que j’ai l’impression qu’elles m’attendent depuis toujours. Des hommes et des femmes de tout âge ouvrent spontanément les bras pour me faire l’accolade, comme si je revenais d’un long voyage et que je rapportais un trésor oublié.
Nous nous regroupons pour prendre place sur des coussins colorés, disposés autour d’un petit autel chargé d’objets évoquant différentes traditions religieuses. Se côtoient pêle-mêle, mais sans conflit apparent, des statuettes indiennes, des sculptures du Bouddha, des images de l’enfant Krishna, des pentagrammes, des pyramides de cristal, quelques icônes de l’Orient chrétien et une croix sans Christ à l’agonie.
L’assemblée se soude lentement dans un silence remarquable. Contrastant avec les bruits de la ville qui nous enveloppent, le petit temple urbain semble vibrer d’une force indescriptible. Devant nous s’ouvre une porte capitonnée et le maître apparaît dans toute sa sérénité. Âgé d’une quarantaine d’années, souriant comme un bouddha radieux, il a le crâne rasé et un visage d’enfant qui inspirait confiance. En adoptant la position du lotus, le Swami se joint au silence de ses disciples. Puis, il fait résonner un petit gong avant de présenter la mission spirituelle de son organisation.
Après avoir longuement évoqué la sagesse millénaire des religions orientales et le potentiel de développement de la conscience humaine, il termine sa présentation en déclarant que ceux qui vont participer au séminaire d’initiation, qui se déroulera au cours de la fin de semaine suivante, vont entreprendre un grand voyage de transformation qui n’aura pas de fin.
Parmi l’assemblée, je remarque que plusieurs personnes portent au moins un morceau de vêtement de couleur orangée. Il peut s’agir d’une jupe, d’un chemisier ou d’un simple foulard comme mon ami Claude. Ce sont les Initiés qui sont presque tous accompagnés par une personne comme moi, qui ne porte pas de vêtement orange. Pendant que le Swami poursuit son discours, ces disciples décorés boivent les paroles de leur maître.
Dans l’état de désarroi qui m’accablait, je me trouvais chanceux d’avoir été repêché dans les méandres de la réalité. Au point où j’en étais dans ma vie, j’étais tout à fait disposé à être transformé. En m’acquittant des frais d’inscription, assez importants considérant les notions plutôt immatérielles qui venaient d’être présentées, je me suis lancé dans l’aventure en pensant que je n’avais plus rien à perdre.
Le samedi suivant cette rencontre, le séminaire a débuté doucement par des exercices de relaxation. Dans une culture où le corps représentait encore la part animale associée au diable, le simple fait de respirer, pour éprouver le plaisir d’exister, était déjà une grande révolution. Puis, après quelques enseignements destinés à nous faire prendre conscience de l’étroitesse de notre éducation occidentale trop cérébrale, le Swami s’est progressivement transformé en psychothérapeute tout-puissant. Les expériences qu’il animait sont devenues de plus en plus intenses. Utilisant des effets sonores préenregistrés et des textes dramatiques, le maître amena le groupe dans l’univers sensible des blessures d’enfance.
En prélude à une expérience annoncée de renaissance, nous entendons des commentaires blessants et des insultes que certains parents adressent à leurs enfants. « Tu es stupide ! », « Tu n’y arriveras jamais ! », « Tu es mauvais ! », « Tu ne vaux rien ! ». Dans la salle, certains participants qui ont vécu ces expériences se mettent à pleurer à chaudes larmes. Puis, peu à peu, ces agressions verbales enregistrées se transforment en pleurs de détresse et en cris de frayeur. Par-dessus la bande sonore, le maître exige à voix forte que la réalité dégradante soit regardée en face, pour que nous puissions réaliser tout le mal qui nous a été fait.
Subitement, nous sommes plongés en pleine guerre. Le puissant système sonore fait entendre des tirs d’arme à feu et d’assourdissantes explosions. Sous le poids des blessures intimes, amalgamées à la ruine générale du monde, la détresse psychique des participants atteint un paroxysme. Nous sommes à Auschwitz dans l’enfer créé par les nazis, nous sommes à Hiroshima et Nagasaki, nous sommes sous les bombes au napalm au Vietnam. Plongés dans ces horreurs, nous nous sentons à la fois à la fois victimes et coupables. Nous avons honte de l’humanité entière, nous avons honte du monde où règne le pouvoir autoritaire et la prétention à la vérité qui ont tout détruit.
Peu importe notre histoire personnelle, la spirale de douleurs qui nous entraîne ne peut se résoudre que par un torrent d’émotions. Dans le chaos du groupe, certains sanglotent comme des enfants abandonnés, alors que d’autres hurlent de terreur. Nous sommes à l’époque du cri primal et des thérapies de choc où les forces vives de l’âme et de l’esprit doivent se libérer violemment des contraintes aberrantes du passé.
Dans ce climat de terreur humaine, il est absolument impossible de ne pas se sentir concerné. Ceux qui, comme moi, ont vécu une enfance plutôt heureuse sont malgré tout bouleversés par la détresse du groupe qui fait vibrer la corde sensible du mal de vivre. Il faudrait être un monstre pour ne pas être touché par cette vague de douleur.
Après avoir mobilisé toute la souffrance du monde dans nos larmes, des musiques célestes apparaissent progressivement. Nous venons de vivre l’enfer, mais le paradis semble nous attendre depuis toujours. Les forces du bien nous tendent la main. Après avoir entendu le texte Desiderata, célébrant la beauté de l’âme humaine, l’attention aux autres et la sagesse, nos malheurs individuels et collectifs sont pulvérisés. Emportés par une spirale ascendante, le ciel s’ouvre au-dessus de nos têtes pour nous inonder de lumière divine.
En circulant dans la forêt des traumatisés, les Initiés nous consolent en nous serrant dans leurs bras. Nos traumatismes viennent à peine d’être découverts et pleurés qu’ils sont déjà reçus et bercés par une infinie tendresse. Dans cette nouvelle alchimie, le plomb de nos âmes torturées est transformé en bonheur extatique. Les larmes coulent toujours, mais l’amertume s’est changée en miel. Les mal-aimés s’abandonnent à leurs nouveaux parents spirituels. Une force religieuse millénaire nous soulève pour se substituer à notre insignifiante histoire personnelle. Grâce aux Initiés et à leur maître qui nous a sauvés, un avenir radieux apparaît devant nous.
Au cours des semaines qui suivent cette renaissance spirituelle, le groupe devient un cocon, une matrice qui transforment inlassablement les expériences douloureuses de la vie en occasion de naître.
Suite à cette expérience initiatique, je n’arrivai même plus à me rappeler ce qui me rendait malheureux auparavant. Grâce à la protection magique du groupe, les conflits familiaux, les malheurs interpersonnels, la condition humaine et les horreurs de la guerre formaient un amalgame que l’on pouvait oublier.
Dans cette nouvelle matrice, les expériences de mort intérieure étaient toujours suivies d’une extraordinaire renaissance, et la mort elle-même finissait par ne plus nous concerner. En attendant de connaître le prix à payer pour cette nouvelle promesse d’éternité, je partageais le désir d’individus qui aimaient vivre et qui souhaitaient comme moi que ce sentiment d’exaltation ne s’arrête jamais.