Lorsque le sympathique commis d’une quincaillerie me suggéra d’acheter un modèle de perceuse électrique garanti à vie, je lui ai demandé ce qui allait advenir de ma garantie advenant mon décès au cours de la prochaine année. Il éclata d’un rire sonore qui scella le début d’une véritable amitié.
Gerry était un passionné de mécanique qui pouvait passer des journées entières à reconstruire d’anciennes motocyclettes. Devant une multitude de pièces métalliques, éparpillées sur le plancher ou sur ses établis encombrés, il parvenait à retrouver chaque pièce, même les plus minuscules, pour les insérer exactement là où elles devaient aller. C’est ainsi qu’il redonnait vie à de vielles Norton et à de magnifiques Indian comme il ne s’en fait plus.
Au printemps 1982, après un long hiver de moto en cale sèche, Gerry devait venir souper chez moi pour planifier un voyage de moto vers le Grand Canyon. Au téléphone, il m’avait dit que sa moto était déjà sortie et qu’il arriverait bientôt « à tombeau ouvert ». Il avait utilisé cette expression au sens figuré, mais je commençais sérieusement à m’inquiéter.
Une heure plus tard, alors que la soupe commençait à figer au fond du chaudron, j’ai appelé au service des urgences de l’hôpital le plus proche. Je ne m’étais pas trompé. Gerry avait eu un grave accident et on venait de l’admettre au bloc opératoire.
En essayant de me convaincre que deux amis ne pouvaient pas être victimes d’un accident au cours de la même journée, j’ai enfourché ma moto. En route vers l’hôpital, j’ai rappelé des milliers de fois à Gerry que nous avions rendez-vous avec le Grand Canyon au cours de l’été. Près du centre hospitalier, quelques ambulances hurlaient comme des hyènes dévoyées.
La salle d’attente était remplie de malades ou de blessées. Je me suis installé à l’écart, dans un petit couloir éclairé par la lumière blafarde de quelques machines distributrices. Au plafond, une enseigne démodée montrait la direction du bloc opératoire, surveillé par un agent de sécurité.
À intervalles réguliers, des ambulances amenaient de nouveaux éclopés, comme si une catastrophe était en cours, mais l’agent de sécurité m’assura que l’achalandage était plutôt normal. Au cours de la nuit, une infirmière vint m’aviser que Gerry luttait pour sa vie.
En me remémorant la voix de mon ami au téléphone, je l’entendais s’excuser bêtement de devoir annuler notre rendez-vous. Après l’avoir engueulé comme du poisson pourri, nous avions convenu d’une nouvelle rencontre pour planifier notre voyage, et l’avenir pouvait reprendre son cours. Le souffle court, le cœur en bataille, meurtri entre le déni et le désespoir, mes pensées n’arrivaient plus à s’envoler.
Derrière une machine distributrice, j’aperçus une petite fenêtre encore barbouillée par les rigueurs de l’hiver. En utilisant un petit couteau suisse, j’ai réussi à l’ouvrir pour respirer un peu d’air frais. Dehors, le printemps se déployait comme un imbécile heureux. Dans les arbres effleurant le vieil hôpital de pierre grise, les bourgeons venaient d’éclater comme des milliers de petits os fracturés.
En entendant un éclat de rire, j’ai pensé que Gerry venait de sortir de la salle d’opération. Au volant d’un flamboyant fauteuil roulant, la tête enrubannée et une jambe plâtrée, il déconnait en me demandant des nouvelles de sa moto. Déchiré entre l’espoir du meilleur et la perspective du pire, le mirage s’est évanoui. Un inconnu venait sans doute de recevoir une bonne nouvelle.
Vers trois heures du matin, un chirurgien vint finalement me rencontrer. Il avait l’air d’un boxeur épuisé après un combat contre une brute sanguinaire. Il m’expliqua d’un seul souffle que mon ami avait été réanimé à deux reprises, que l’intervention lui avait sauvé la vie, mais que Gerry était dans un profond coma. Je ne savais plus quelle bonne nouvelle choisir. Je lui ai posé quelques questions impossibles concernant l’avenir, avant de le remercier pour ses efforts et sa sincérité.
Après avoir enfilé un petit masque chirurgical, je suis entré au service des soins intensifs. Une dizaine de lits étaient disposés le long des murs. En apercevant les survivants, branchés à une multitude de moniteurs et d’appareils assurant leurs fonctions vitales, j’ai pensé à des avions en attente d’autorisation pour s’envoler vers des destinations inconnues.
Au fond de la salle, j’ai aperçu une momie enrubannée de pansements sanguinolents et j’ai reconnu un bout de la gueule de Gerry. Les cathéters, les pompes et les moniteurs auxquels il était relié lui donnaient l’allure d’un astronaute. J’ai eu la nette impression que Gerry n’habitait plus à cette adresse. Je me suis assis près de son lit en regardant autour de moi, comme si je m’attendais à l’apercevoir en état d’apesanteur.
Lorsque je suis sorti de l’hôpital, le jour venait de se lever. Le soleil brillait d’insouciance et le printemps était encore plus inconvenant que la veille. Sur un pied de guerre, j’ai démarré ma moto et j’ai roulé en me méfiant de toutes les voitures. La joie des enfants qui se rendaient à l’école était insupportable. De peine et de misère, j’ai réussi à atteindre mon lit avant de m’effondrer.
Lorsque je me suis réveillé, en après-midi, j’ai pensé que nous étions la veille et que Gerry était sur le point d’arriver pour souper. Dans la cuisine, la soupe froide gisait au fond de la casserole. Le temps refusait de faire marche arrière. J’ai lancé le chaudron de fonte sur le mur de la cuisine. Ma colère s’est changée en tristesse.
Au cours des jours suivants, j’ai passé des heures à l’hôpital à compter les secondes durant lesquelles Gerry ouvrait les yeux. Il progressait de quelques secondes par jour, mais l’homme que je connaissais ne parvenait pas à émerger d’un étrange sommeil.
Les médecins m’avaient avisé que Gerry ne pourrait probablement plus marcher. Sa moelle épinière étant partiellement sectionnée au niveau cervical, il était même possible qu’il ait besoin d’un appareil pour l’aider à respirer.
Pourtant, après quelques jours Gerry s’est progressivement réveillé. Au début, il parlait très lentement, comme s’il n’arrivait pas à s’extirper d’un mauvais rêve. Puis, lorsqu’il devint plus alerte, je pris le risque de lui annoncer que sa moto était trop abimée pour faire le voyage au Grand Canyon. Il me traita de con à quelques reprises, ce qui me rassura beaucoup sur ses facultés.
En pointant le plafond, Gerry déclara soudainement : « Je sais comment ça se passe là-haut. » Gerry ne pouvait manifestement pas être allé au service d’obstétrique, situé à l’étage supérieur. Devant mon air incrédule, il ajouta : « Les athées se trompent ». Là, je m’attendais à une solide explication, car Gerry avait toujours été un athée convaincu.
D’une voix tremblante, il me confia qu’il avait été expulsé de son corps au cours de l’intervention chirurgicale qui lui avait sauvé la vie. En flottant comme un fantôme dans la salle d’opération, il avait observé toutes les procédures qui avaient été effectuées par l’équipe médicale. Comme si son corps était un vieux manteau laissé derrière lui, il avait fini par traverser un long tunnel de lumière, mais à partir de ce moment sa description de l’au-delà devint résolument différente des récits angéliques que font habituellement les personnes qui ont vécu une expérience de mort imminente.
Surpris qu’il y ait une vie après la mort, Gerry avait rencontré des parents et des amis décédés, et ces retrouvailles avaient été émouvantes, mais au même moment, il avait aussi aperçu au loin un groupe d’inconnus qui discutaient fraternellement. En s’approchant, il réalisa avec stupeur que Jésus, Bouddha et Gandhi étaient devenus amis avec Staline, Pol Pot et Hitler !
Gerry avait ainsi appris que l’Enfer n’existait pas et que dans le Royaume des Cieux toutes les fautes étaient pardonnées. Il suffisait aux voleurs, aux violeurs et aux meurtriers de reconnaître leurs délits pour qu’ils obtiennent eux aussi le droit au bonheur éternel. Il en allait de même pour les tortionnaires et les dictateurs sanguinaires de l’histoire de l’humanité.
Pour un esprit libre et rebelle comme Gerry, la béatitude des résidents permanents de l’au-delà était insupportable. Il ne voyait pas comment il allait faire pour côtoyer autant de décérébrés durant des milliards d’années. En s’informant de ce qu’il devait faire pour ne jamais être admis dans ce lieu absurde, on lui répondit que le suicide pouvait permettre d’y échapper. On ne pouvait quand même pas imposer la vie à une personne qui n’arrivait plus à la supporter. C’est alors que Gerry avait repris conscience sur Terre dans un corps salement amoché.
En racontant sa curieuse rencontre avec l’au-delà, Gerry s’était peu à peu rendu compte de son état. Ses membres ne répondaient plus et je me doutais bien qu’il n’accepterait jamais de vivre diminué de cette façon.
Quelques jours plus tard, alors que Gerry était tourmenté par une forte fièvre, il me demanda de placer entre ses dents le cordon d’alimentation électrique des appareils qui le maintenaient en vie. Il y avait tellement de fils autour de nous, qu’il aurait fallu une vie entière pour tout débrancher.
Pour essayer de répondre symboliquement à cette ultime demande d’un ami, j’ai glissé entre ses dents le petit cordon de l’alarme reliée au poste de garde. En souriant pour me remercier, Gerry déploya un effort surhumain pour tourner légèrement la tête. J’ai soudainement relâché l’autre extrémité du cordon que je tenais entre mes doigts, afin de lui donner l’impression qu’il venait de se débrancher. Gerry s’est endormi doucement et il est décédé quelques heures plus tard, me laissant seul près de son corps apaisé.
Tel que promis, au cours de l’été qui a suivi, j’ai fait le voyage à moto en emportant les cendres de mon ami sur la mythique route 66. Après avoir traversé la ville de Chicago, baignée par les canaux du majestueux lac Michigan, j’ai respiré les kilomètres sinueux où les champs verdoyants se transforment lentement en un vaste désert minéral. Dans le mirage du soleil, la puissante moto de Gerry me dépassait parfois en ronronnant.
Comme dans un film de John Wayne, des colonnes de Navajo nous escortaient à pas de cheval sur le tranchant des falaises. Puis, en rampant le long de la route, le désert s’est finalement déchiré sur une vaste chaîne de montagnes souterraines. Le Grand Canyon était là, immobile, tel qu’il est depuis des millions d’années. Lorsque j’ai arrêté ma moto, quelques aigles tournoyaient au-dessus du vide en lançant des cris stridents qui se répercutaient en écho dans les strates de pierre rougeoyante. Gerry fait maintenant partie de la quiétude de ces montagnes ouvertes sur le cœur de la Terre.