Peut-être pour que mon père ne soit pas seul à porter les nouvelles du monde, mon premier travail a été de distribuer un journal quotidien. À partir de ce moment, lorsque mes voisins affirmaient que ça allait de plus en plus mal dans le monde, j’ai eu un peu l’impression que c’était à cause de moi.

Chaque jour, je me levais avant le soleil pour assurer la distribution du journal dans mon quartier encore endormi. Durant l’été, un chat tigré m’accompagnait fréquemment dans mes tournées. Lorsque je montais un escalier, il m’attendait patiemment sur le trottoir en prenant des allures de précieux bibelot. Un de mes clients avait un chien qui aboyait furieusement lorsque je glissais un journal dans l’ouverture de la porte. Parfois, je retenais un peu la liasse de papier pendant que le furieux cabot la déchiquetait en lambeaux. Sur le trottoir, mon ami félin faisait toujours une tête qui ne laissait aucun doute sur la supériorité des chats. Les chiens pouvaient bien rapporter toutes les balles que leur maître pouvait lancer, ils n’en demeuraient pas moins stupides en matière de savoir-vivre.

L’hiver, j’étais souvent le premier être humain à fouler le tapis de neige qui couvrait les rues, les balcons et les grands escaliers du quartier Rosemont. En m’immobilisant pour me soustraire au souffle glacé du vent nordique, je me retournais parfois pour apercevoir les traces de mes pas qui disparaissaient déjà sous le scintillement des cristaux de neige.

Après avoir vu un film de gangsters, où un jeune camelot vendait ses journaux en clamant les manchettes au coin d’une rue achalandée de Chicago, j’ai tenté l’expérience. Lorsqu’un client se présentait à la porte pour cueillir lui-même son journal, j’ai tenté à quelques reprises de claironner un conflit politique ou un assassinat qui avait eu lieu la veille. Mais j’ai rapidement compris qu’à cinq heures du matin, les gens préféraient découvrir calmement et par eux-mêmes dans quel genre de monde ils vivaient. Je me suis donc contenté de saluer gentiment les clients que je croisais au réveil, surtout lorsque je savais que les nouvelles étaient plutôt mauvaises.

Avant de d’entreprendre la distribution du Montréal-Matin, je me faisais un devoir de lire les manchettes, mais je commençais souvent par les dernières pages où étaient consignés les résultats sportifs. Ainsi, lorsque j’apprenais que des milliers de Noirs avaient été tués lors d’émeutes raciales aux États-Unis, je savais déjà si les Canadiens de Montréal avaient gagné ou perdu la veille. Quoi qu’il advienne comme horreur dans le monde, j’étais souvent rassuré, car à cette époque les Canadiens gagnaient presque toujours. En fait, c’était comme si la Coupe Stanley leur appartenait en propre et que les Blackhawks, les Rangers, les Bruins, les Red Wings et les Maple Leafs de Toronto tentaient chaque année de leur emprunter le trophée.

Après l’inauguration de l’Exposition universelle de Montréal, en 1967, j’ai commencé à mieux comprendre les nouvelles rapportées par mon journal. En circulant à bord du train sur mini rail de l’Expo 67, on pouvait observer à vol d’oiseau la plupart des pavillons des différents pays du monde et j’avais remarqué que certains pays étaient absents de cette exposition.

En particulier, alors qu’on pouvait demeurer à bord du mini rail pour traverser de part en part le pavillon des États-Unis, une magnifique sphère métallique conçue par l’architecte Buckminster Fuller, il fallait bien se rendre compte, après la tournée, qu’il n’y avait pas de pavillon du Vietnam.

Je savais que le Vietnam et les États-Unis étaient en guerre, mais il y avait plusieurs pavillons de pays qui avaient déjà été en guerre à l’Expo 67. Il y avait même un pavillon de l’Allemagne, même si les anciens dirigeants de ce pays avaient déjà tenté d’envahir la Terre entière avant que je vienne au monde.

En mars 1968, alors que je mangeais mes céréales tout en lisant un exemplaire du journal que j’allais distribuer, je suis tombé sur une photo du massacre de My Lai. La photo, prise par un grand reporter, montrait une vingtaine de Vietnamiens, des hommes, des femmes et des enfants qui avaient été massacrées par l’armée américaine. Sur l’horrible photo, on pouvait apercevoir quelques bébés qui n’avaient pas échappé au carnage perpétré au beau milieu d’un petit chemin de terre.

Je n’ai jamais su s’il y avait un véritable lien, mais environ un mois plus tard, j’ai diffusé la nouvelle de l’assassinat de Robert Kennedy, un candidat à l’élection présidentielle des États Unis qui s’opposait à la guerre du Vietnam. Finalement, c’était le républicain Richard Nixon qui avait été élu et j’ai continué à diffuser des nouvelles horribles concernant le Vietnam. Un jour, j’ai même distribué la photo d’une petite fille brûlée par des bombardements de napalm.

Je savais que le Canada n’avait rien à voir avec cette guerre et que nous n’aurions jamais fait une chose pareille, mais puisque ces massacres avaient été perpétrés par des blancs d’un pays qu’on disait civilisé, j’ai tout de même commencé à éprouver de la honte pour ma race supérieure. Pour la première fois, je me suis demandé si ma religion chrétienne était véritablement une religion d’amour, comme le prétendaient mes parents à la maison, les institutrices à l’école et les prêtres à l’église.