Le grand frère d’un de mes amis lisait Carl Marx, était révolté contre les Anglais et affirmait être membre du Front de libération du Québec (FLQ). Du haut de mes dix ans, je ne savais pas qui était Carl Marx, je considérais que Ken Dryden était un anglophone essentiel au succès des Canadiens de Montréal et je ne savais pas que le Québec avait besoin d’être libéré. Constatant mon innocence politique, le grand frère en colère m’a tenu un long discours très intelligent, mais incompréhensible, expliquant que je devais appuyer ceux qui avaient le courage de faire sauter des bombes dans des boîtes aux lettres.

Le jeune homme à la barbichette hirsute considérait également que ceux qui s’opposaient à ces explosions appuyaient tacitement les forces coloniales anglophones qui exploitaient politiquement et économiquement les francophones du Québec. À cette époque, je ne savais pas encore qu’un de mes ancêtres avait combattu dans les troupes de Wolfe. En y réfléchissant bien, je crois que cette ignorance était une très bonne chose, car mon interlocuteur aurait probablement très mal réagi s’il avait appris que je portais une bonne part de gênes de l’ennemi naturel.

Je me suis donc laissé convaincre de devenir sympathisant du FLQ, même si je n’étais pas du tout convaincu qu’il était acceptable de faire sauter des bombes, même en évoquant de bonnes intentions. Par contre, je n’ai pas cru bon d’aviser mes parents de cette nouvelle allégeance. Après tout, s’ils préféraient demeurer des exploités, c’était bien de leurs affaires. Et puis, pour finir de me convaincre, je me suis dit que les militants du FLQ avaient les cheveux longs et s’habillaient comme les Beatles. Cette allure était plus conforme à mes aspirations, alors que le principal opposant du FLQ, Robert Bourassa le premier ministre du Québec, était peigné comme un élève de première année qui ne s’est pas encore affranchi de l’autorité de sa mère.

Au début du mois d’octobre 1970, une cellule du FLQ est soudainement passée à l’action en kidnappant M. James Richard Cross, un diplomate de la Grande-Bretagne. Là encore, ignorant que j’avais un ancêtre écossais, arrivé au Nouveau Monde parmi les troupes anglaises, j’en ai conclu que ce citoyen britannique, enlevé par le FLQ, n’était qu’un digne représentant du pouvoir politique qui maintenait les citoyens du Québec dans un état d’aliénation qui se perpétuait encore. Une de mes tantes m’avait d’ailleurs raconté qu’elle avait déjà tenté de devenir vendeuse chez Eaton au centre-ville de Montréal et qu’elle avait été refusée parce qu’elle ne parlait pas anglais. En revanche, lorsque j’étais allé dans ce grand magasin en compagnie de ma mère, j’avais constaté que certaines vendeuses étaient unilingues anglophones, ce qui leur donnait semble-t-il le droit de regarder ma mère comme une moins que rien parce qu’elle parlait uniquement français. Malgré tout, ma mère n’aurait jamais appuyé le FLQ, parce que les cheveux longs pour un garçon elle n’aimait pas vraiment ça, ce qui ne m’avait pas empêché de laisser pousser mes cheveux, même si on me prenait parfois pour une fille lorsqu’on me voyait de dos.

Quoi qu’il en soit, au début du mois d’octobre 1970, des membres du FLQ avaient enlevé un diplomate britannique et ils menaçaient de le tuer sans jamais mettre leurs menaces à exécution, malgré le fait que M. Bourassa refusait catégoriquement de négocier avec des terroristes. Chaque matin de cette crise politique, avant de livrer mes journaux, je lisais anxieusement chaque détail en me mettant à la place de l’épouse et de la fille de M. Cross. Étrangement, nous saurons plus tard que sa fille Susan se serait liée d’amitié avec des felquistes avant l’enlèvement de son père.

Et puis, cette tentative de libération du Québec s’est compliquée à partir du 10 octobre, lorsque le FLQ a kidnappé M. Pierre Laporte, le ministre du Travail du gouvernement du Québec. Jusque-là, on pouvait comprendre qu’un citoyen britannique ait été la cible des felquistes mais, lorsqu’ils ont enlevé un Québécois de souche, j’ai soudainement éprouvé des remords concernant mon allégeance récente au FLQ. Puisque les membres de ce mouvement menaçaient de tuer leur otage francophone, comme ils le déclaraient depuis le début du mois pour l’otage anglophone sans jamais passer à l’acte, il m’apparaissait évident qu’ils n’allaient pas assassiner un Québécois avant un Britannique. Je m’étais lourdement trompé.

Trois jours plus tard, en recevant ma pile de journaux à livrer, j’ai été stupéfait d’apprendre que M. Pierre Laporte avait été retrouvé sans vie dans le coffre d’une voiture. Sur la photographie de la première page, des policiers en civil se tenaient devant le coffre ouvert où on devinait la présence du corps de M. Laporte. Peu après, en mangeant mes céréales comme un zombie, j’ai compris que j’avais fait fausse route en supportant de petits révoltés qui se prenaient pour de grands révolutionnaires. Comment les membres du FLQ pouvaient-ils prétendre être un mouvement de libération d’une nation, qui en avait sans doute besoin, alors qu’ils avaient finalement tué un compatriote?

Le matin du 16 octobre, je n’avais pas eu le temps de lire mon journal avant de le distribuer. Même si mon gros cadran à deux cloches aurait pu réveiller un bataillon de pompier, il arrivait parfois qu’il ne réussisse pas à me tire des bras de Morphée. Avant de quitter la maison pour effectuer mon travail de camelot, j’avais seulement eu le temps de lire la première page du journal qui nous apprenait qu’à la demande du gouvernement du Québec le gouvernement du Canada avait adopté la loi des mesures de guerre.

En cours de route, après avoir déposé un exemplaire du Montréal-Matin dans la boîte aux lettres d’un de mes clients, je me suis réfugié dans l’escalier intérieur d’un petit immeuble pour essayer de comprendre l’incroyable situation politique dans laquelle le Québec se retrouvait.

J’ai alors entendu un grondement sourd et je me suis précipité à l’extérieur pour voir passer un camion de l’armée transportant une dizaine de soldats. Comme si les petits soldats en plastique vert de mon enfance avaient pris forme humaine, j’ai tout de suite oublié les délires du FLQ. Comme si je venais de trouver de nouveaux amis pour jouer à la guerre, j’ai salué les soldats en leur montrant le journal qui annonçait leur arrivée.