En préparation à notre première communion, qui allait avoir lieu au cours de notre deuxième année scolaire, nous avons effectué une activité éducative pour apprendre à avaler une hostie. Puisqu’on nous avait dit qu’une hostie consacrée devenait véritablement le corps et le sang du Christ ressuscité, il fallait réussir à l’avaler sans la croquer. Si par malheur elle collait au palais, il fallait utiliser délicatement notre langue pour réussir à la déloger sans la déchirer. Certains prétendaient même qu’une hostie brisée pouvait saigner dans notre bouche.
Après la première communion, il fallait se rendre à l’église pour assister à la messe tous les dimanches. Il s’agissait d’un devoir religieux qui permettait de conserver un droit d’accès à la vie éternelle. À cette époque, tout le monde respectait cette obligation.
Pour s’absenter de la messe du dimanche, il était impossible de feindre une maladie, puisque Dieu savait tout et voyait tout. Notre institutrice avait même modernisé le concept de l’œil de Dieu en affirmant que le Père tout-puissant était équipé de multiples caméras qui lui permettaient d’observer nos moindres gestes en temps réel. Pour obtenir le droit de ne pas nous rendre à la messe du dimanche, il fallait être affecté par une vraie fièvre ou par une bonne gastroentérite et, dans ces conditions, la mère de l’enfant pouvait également être exemptée, puisqu’il fallait bien que quelqu’un nettoie les dégâts.
Il n’y avait que les personnes très âgées qui pouvaient être dispensées de se rendre à l’église, car avec les problèmes de mobilité, le temps de déplacement vers l’église devenait plus important que la durée de la messe elle-même. Dieu comprenait très bien ce genre de problème et il acceptait que les personnes âgées puissent assister à la messe télévisée. Pour s’assurer de conserver leurs privilèges religieux, plusieurs personnes âgées récitaient le chapelet tous les jours.
À cette fin, la Cathédrale de Montréal diffusait une émission radiophonique intitulée Le Chapelet en famille. Chaque soir, la station CKAC retransmettait la voix nasillarde du Cardinal Léger (celui qui n’aimait pas Elvis Presley) qui répétait sur un ton mécanique : Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec Vous, Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles est béni. Sainte Marie mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort. Amen! Et lorsque nous pensions que c’était terminé, il ajoutait des : Notre Père, qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié, que Votre règne vienne, que Votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel…, et ça se terminait enfin par un : Gloire soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit, comme il était au commencement, maintenant et pour toujours, dans les siècles et des siècles. Amen!
Si nous avions le malheur d’arriver chez nos grands-parents durant l’interminable chapelet, il fallait s’agenouiller avec eux sur le plancher de bois franc pour contribuer au paiement de leur police d’assurance éternité. Pour les enfants, c’était parfois le prix à payer pour avoir droit à un morceau de gâteau au chocolat avec un verre de lait.
Au cours de cette période, j’ai fait la connaissance d’un garçon qui avait emménagé à quelques maisons de chez moi et dont la famille était tout à fait inhabituelle. En effet, Georges avait un frère et une sœur, mais ces enfants vivaient seulement avec leur mère. J’ai d’abord pensé que le père de cette famille était décédé, mais j’ai appris que la mère de Georges avait divorcé de son mari. À cette époque, le divorce était encore un phénomène inconnu. À l’école du quartier, fréquentée par des centaines d’élèves, Georges était le seul enfant dont les parents étaient divorcés.
Comme tout le monde, Georges allait à l’église le dimanche, mais sa mère ne l’accompagnait jamais. Quand mon nouvel ami m’a expliqué que sa mère assistait à la messe télévisée et qu’elle récitait le chapelet, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas, puisque sa mère n’était pas une dame âgée.
Après avoir beaucoup hésité, j’ai fini par demander à la mère de Georges pour quelles raisons elle ne se rendait pas à l’église le dimanche. Je ne m’attendais vraiment pas à sa réponse. Elle m’a dit que les lois de l’Église empêchaient les personnes divorcées de communier. Il ne fallait pas désunir ce que Dieu avait uni, avait-elle précisé en soupirant.
Cette fois encore, je ne comprenais pas trop bien la pensée de Dieu, puisque la mère de Georges était d’une amabilité exceptionnelle. S’il y avait eu des élections pour choisir la mère de famille la plus gentille, c’est elle qui aurait été élue. Les enfants se sentaient toujours bienvenus chez elle et le fait qu’il n’y ait pas de père autoritaire dans sa demeure y était sans doute pour quelque chose.
Avec le temps, je me suis mis à envier secrètement la mère de Georges, car la messe du dimanche est rapidement devenue une pénible épreuve. Assis, debout ou à genoux, je devais lutter constamment contre un profond sentiment d’ennui. C’était pire qu’à l’école! J’ai alors commencé à me demander ce que je pourrais faire pour être exempté moi aussi.
Il y avait plusieurs messes à l’horaire chaque dimanche et nous ne savions jamais quel prêtre de la paroisse allait officier. Lorsque s’élevait le son des grands orgues, marquant le début de la cérémonie, tous les regards se tournaient vers la porte de la sacristie pour identifier le prêtre que nous allions devoir supporter au cours de l’heure qui allait suivre. Ça allait du jeune prêtre moralisateur au vieux pasteur déprimé qui marmonnait des paroles incompréhensibles. Régnant sur cette étrange équipe d’ecclésiastiques, il y avait le curé Beaulieu, un prédicateur autoritaire qui incarnait la colère de Dieu et qui faisait trembler l’église lors de sermons interminables.
Un dimanche, alors que je m’étais un peu attardé en chemin, je suis arrivé à l’église au moment où la messe allait débuter. Les bancs de la section arrière étant tous occupés, j’ai été obligé de m’assoir à l’avant, tout près de la grande chaire de bois sculpté. Il y avait toujours des places libres dans cette section, parce que personne ne souhaitait s’y retrouver lorsque sévissait le curé Beaulieu. Le volume de sa voix était vraiment intolérable et il postillonnait sur les fidèles comme s’il crachait de l’eau bénite.
Ce jour-là, pour mon plus grand malheur, j’ai eu droit au curé Beaulieu dans toute sa splendeur. J’ai réussi à supporter tant bien que mal la première partie de la cérémonie, jusqu’au moment du redouté sermon. Après avoir théâtralement gravi les marches de l’escalier menant à la chaire de bois massif dominant l’assemblée, le curé a commencé son discours en rappelant que la messe du dimanche était une obligation religieuse absolue. Le message s’adressait sans doute aux absents, mais je ne connaissais encore personne qui ne venait pas à l’église. Il y avait bien sûr la mère de Georges, mais j’avais compris que cette obligation ne s’appliquait plus à elle, compte tenu de sa situation.
J’avais pris l’habitude de ne pas trop porter attention à ce que racontait le curé Beaulieu. Après tout, j’étais né dans la bonne religion, je croyais à Jésus et à la vie éternelle et je venais à la messe tous les dimanches. Je n’avais donc aucune raison de m’inquiéter. Mais, ce jour-là, à quelques mètres du curé au regard d’aigle, son sermon m’a littéralement traumatisé.
En s’emportant dans une colère démesurée, le curé Beaulieu avait énuméré les péchés qui conduisaient directement en Enfer. Lorsqu’il a nommé l’interdiction absolue de rompre les liens sacrés du mariage, je me suis franchement inquiété pour la mère de mon ami. Quelques minutes plus tard, mon inquiétude s’est transformée en angoisse lorsque le curé Beaulieu s’est lancé dans une description cauchemardesque de l’Enfer. Après avoir rappelé que les damnés allaient brûler dans les flammes pour l’éternité, il avait donné une mesure vertigineuse de cette durée, en déclarant:
- Si, une fois tous les mille ans, un oiseau venait effleurer de l’aile un immense rocher au bord de la mer, lorsque le rocher aura complètement disparu, l’éternité ne fera que commencer.
Non seulement j’ai été terrorisé par la perspective de l’Enfer, mais j’ai eu peur de l’éternité elle-même. Alors que je croyais le supplice terminé, le curé Beaulieu a poursuivi avec un avertissement aux familles :
- Comme nous le savons tous, Dieu appelle à la prêtrise les premiers fils de chaque famille catholique! Mais, dans l’état actuel des choses, il n’est pas du tout certain que ces garçons entendent l’appel du Seigneur. Par la faute de leurs parents, qui ne respectent plus les valeurs chrétiennes, ces jeunes hommes seront condamnés à une vie en rupture avec la Volonté de Dieu!
Mon cœur s’est arrêté. J’étais le premier fils d’une famille catholique, mais c’était la première fois que j’entendais parler de cette obligation qui faisait peser un poids immense sur mon avenir. Puisqu’il était hors de question que je devienne prêtre, je me suis retrouvé aux prises avec un profond sentiment de détresse.
Une fois le sermon terminé, j’ai communié au bord des larmes. Le curé avait déposé une hostie sur ma langue en l’effleurant de ses doigts glacés et raides comme des clous. Il m’avait fusillé du regard, sans doute pour me faire comprendre qu’il savait que j’étais le premier fils d’une famille de sa paroisse. Je suis sorti de l’église en état de panique.
En revenant chez moi, j’ai croisé la mère de Georges qui m’a salué amicalement. En l’imaginant aux portes de l’Enfer, avec les voleurs et les assassins, j’ai éclaté en sanglots et j’ai accéléré le pas pour éviter d’être questionné. En entrant à la maison, je n’ai pas réussi à expliquer mes tourments, et j’ai fait croire à mes parents que je venais d’avoir une dispute avec Georges.
Plus tard au cours de la journée, je les ai interrogés au sujet de l’Enfer et ma mère a encore ajouté quelques nuances aux règles divines, comme elle l’avait fait concernant le délai entre la mort et la résurrection. Selon elle, les personnes qui désobéissaient à Dieu pouvaient quand même éviter l’Enfer en s’efforçant de vivre selon les valeurs chrétiennes. L’âme de ces personnes devait par contre se rendre au Purgatoire, un lieu qui permettait aux Anges de comparer le poids des bonnes actions et des mauvaises actions effectuées au cours d’une vie humaine. En fonction du résultat, une décision était prise pour déterminer le lieu de résidence permanente pour le reste de l’éternité, soit le Ciel ou l’Enfer. Connaissant la gentillesse de la mère de Georges, je me suis calmé. Dieu allait certainement s’en rendre compte lui-même en regardant ses écrans.
Après avoir rassemblé tout mon courage, j’ai abordé la question de la prêtrise obligatoire pour les premiers fils des familles catholiques. Mon père a souri en déclarant que Dieu pouvait parfois changer d’idée. Il m’a alors raconté l’histoire de sa rencontre avec le Père Camille que Dieu avait choisi pour l’aviser qu’il pouvait marier ma mère.
Soulagé, j’ai passé le reste de la journée à faire mes devoirs et à étudier consciencieusement, sous la l’œil invisible des caméras divines qui filmait ma vie par-dessus mon épaule. Puisque toutes mes bonnes actions étaient consignées et qu’elles pouvaient un jour être comparées aux mauvaises, je devais m’appliquer.
Tous les enfants étaient sous l’emprise de cette force qui imposait l’obéissance. Dieu était à la source d’une chaîne de commandement qui relayait les ordres à l’Église, à la Patrie, à la police, à nos parents et à l’institutrice. Dans les classes, pas un enfant ne bougeait ou ne parlait avant d’avoir obtenu l’autorisation.
Je me souviens d’un après-midi de novembre où le ciel se déversait à torrent dans la cour de l’école, mon regard était rivé à la grande horloge de la classe. Le temps semblait arrêté. Plus je regardais l’horloge, plus le temps refusait de passer. Je ne comprenais pas pourquoi on me privait ainsi de liberté.
Alors que j’étais perdu dans mes pensées, l’institutrice a brusquement déclaré que les voleurs n’entreraient jamais dans le Royaume des Cieux! Nous ne savions pas qu’un de nos camarades s’était fait piquer sa balle bleu-blanc-rouge, et tous les élèves ont été saisis par cette déclaration inattendue. Devant notre air stupéfait, l’institutrice a ajouté que les voleurs allaient plutôt brûler éternellement dans les flammes de l’Enfer! Elle a alors ouvert un tiroir de son bureau pour en extraire une illustration représentant un démon qui utilisait une fourche pour empêcher des formes humaines de s’échapper d’un brasier. Le procédé avait été très efficace, puisque le garçon qui s’était approprié la balle de son voisin s’est rapidement dénoncé lui-même.
Sur un ton doucereux, l’institutrice a tenté d’alléger l’atmosphère en déclarant qu’une faute avouée était déjà à demi pardonnée. Une petite fille s’est mise à pleurer, et l’institutrice a essayé de la consoler en lui expliquant que si elle continuait à faire le Bien, elle n’avait rien à craindre. Nous avions tous compris, mais la perspective de l’Enfer s’était définitivement installée dans notre imaginaire.
L’institutrice a alors saisi l’occasion pour aborder le thème de la première communion. Nous avons ainsi appris que non seulement il fallait obéir à l’autorité de Dieu, mais qu’il faudrait bientôt assister à la messe tous les dimanches.
À notre grand soulagement, la cloche de la récréation a retenti. Le ciel était encore lourd et gris, mais la pluie avait cessé. Nous sommes entrés dans la cour de l’école sans manifester notre habituel débordement de joie. Notre ballon est demeuré immobile au milieu d’une flaque d’eau, et nous avons plutôt discuté de cet Enfer qui venait de nous être révélé.
Dieu nous avait toujours été présenté comme un créateur rempli de bonté et nous ne comprenions pas qu’il ait eu l’idée de créer un tel lieu de torture. Puisque la mort frappe indistinctement les gentils et les méchants, nous en avons conclu que Dieu avait peut-être créé l’Enfer pour pouvoir punir ceux qui demeuraient insensibles à son amour. En y pensant bien, il s’agissait peut-être d’une question de justice.
Le père d’un de nos camarades de classe était gardien de prison, et ce garçon avait beaucoup d’expérience dans l’art de la punition. Selon lui, la menace des flammes éternelles était un moyen plus efficace que la peine de mort pour contrôler les criminels. En prenant l’exemple de la chaise électrique, il a fait remarquer que la douleur était sans doute atroce, mais qu’il y avait toujours quelqu’un qui finissait par interrompre le courant.
La cloche qui nous avait permis de quitter la classe a retenti de nouveau, et nous avons immédiatement cessé de discuter entre nous. Nous nous sommes rassemblés pour former des rangs comme dans l’armée. Les institutrices tournaient autour des enfants comme des vautours. De retour en classe, nous avons déployé beaucoup de zèle pour des enseignements qui ne nous intéressaient pas vraiment.
Pour ma part, je tenais à accéder à la vie éternelle, mais j’avais également une autre raison pour bien me conduire. J’espérais que Dieu allait m’éviter la prêtrise en me présentant une fille que je pourrais aimer.