Albert, descendant direct du sergent-major William Ross, était un vrai grand-père. Il avait été menuisier durant tout se vie et c’est lui qui m’a montré à planter des clous et à scier des planches, sans me couper le pouce, comme lui il l’avait fait au début de sa carrière.

Albert assumait complètement sa condition d’aïeul. Il portait de vieux vêtements trop grands pour lui, il émettait des grognements sourds lorsqu’il avait été assis trop longtemps et qu’il se redressait de sa chaise berçante, il marchait lentement, un peu penché vers l’avant et il ne manquait jamais une occasion pour taquiner ses petits-enfants. S’il racontait une histoire d’orignal qui l’avait chargé en plein bois durant l’hiver dans le Bas-du-Fleuve ou s’il nous expliquait que les marées suivaient mystérieusement les déplacements de la Lune, il terminait immanquablement ses déclarations en demandant : « Ça se peut tu ça? », comme s’il y avait toujours une part de mensonge ou d’exagération dans ses récits.

En période d’élection, au début de 1970, il n’en revenait tout simplement pas que Robert Bourassa, un jeune blanc-bec de 36 ans, se présentait pour devenir premier ministre du Québec. Albert ne se lassait pas de répéter qu’aux élections, il ne fallait pas voter pour un parti, il fallait voter « pour l’homme » qui allait constituer le meilleur représentant de notre circonscription. Dans l’univers politique qui avait été le sien, le député du comté était le véritable lien avec le gouvernement et sa connaissance des problèmes locaux était essentielle à sa fonction. S’il y avait un problème avec un chemin menant à une terre à bois d’un citoyen, il n’y avait que le député local pour comprendre la situation et s’impliquer intelligemment pour régler définitivement le problème. Albert vivait encore à l’époque du téléroman des Belles histoires des pays d’en haut, à part les poêles à bois qui avaient été remplacés par des cuisinières électriques et les chevaux par des autos. Lorsqu’on écoutait cette émission avec lui, il n’y avait pas de différence observable entre le climat de la cuisine de Donalda, les préoccupations bassement matérielles du maire Séraphin Poudrier et la vie dans les familles québécoises qui était réglée par le respect des traditions catholiques et le tic-tac des horloges mécaniques.

Pourtant, au début des années 70, le monde était en train de changer et le parti Libéral de Robert Bourassa a été élu avec une importante majorité. Le précédent gouvernement de l’Union Nationale de Jean-Jacques Bertrand avait mordu la poussière et le Parti québécois de René Lévesque, un parti indépendantiste, avait fait élire sept députés. Albert était consterné, car un de ces députés indépendantistes avait été élu dans notre comté, reléguant ainsi les enjeux du quartier à un statut d’opposition, soumis au bon vouloir du parti au pouvoir.

Durant cette campagne électorale, c’était la première fois que j’entendais parler d’un parti qui voulait faire du Québec un pays. Lorsque j’ai vu la tête du candidat indépendantiste sur une affiche électorale, j’ai tout de suite pensé que le projet national était une bonne idée, car le candidat élu portait la barber et avait les cheveux longs. Comparé à l’allure de Robert Bourassa, qui n’avait que 36 ans, mais qui aurait pu en avoir 136 tellement il avait l’air austère avec ses lunettes de premier de classe et ses mains qu’il agitait mollement en expliquant des notions économiques fondamentales que je ne comprenais pas, le choix était simple pour un jeune de mon âge. Alors que Bourassa semblait froid et calculateur, en opposition à la fibre poétique des indépendantistes, la verve charismatique de René Lévesque, chef du Parti québécois, donnait au projet souverainiste le caractère d’une incontournable mission de libération. Les efforts d’émancipation de la nation canadienne-française, conquise et dominée par les intérêts financiers traditionnellement anglophones, allaient peut-être déboucher sur un nouveau pays à part entière.

Je n’ai jamais dit à mon grand-père que mon cœur penchait pour le Parti québécois, même si j’étais encore bien loin d’être en âge de voter. Par la suite, je me suis bien gardé d’exprimer mes différends avec lui, car en vieillissant il est devenu étrangement colérique. Pour un rien, surtout lorsqu’il avait pris quelques verres de vodka, son visage et son cou devenaient soudainement cramoisis et il explosait comme un volcan. Il suffisait qu’il soit contrarié, ou qu’un de ses outils n’ait pas été remis exactement là où il devait être dans son grand coffre en chêne, pour que sa bonhommie habituelle ne se transforme soit en une rage qui n’avait plus aucune mesure avec la situation. Avec le temps, ça s’est empiré.

Mes grands-parents demeuraient au deuxième étage de la résidence familiale et, un jour d’été où nous étions en train de dîner en famille, un orage violent a retenti à travers le plafond de la cuisine. Comme si le pic d’un démolisseur venait d’attaquer la charpente de la maison, nous avons tous regardé à l’extérieur pour apercevoir la machinerie ayant produit le tonnerre que l’on venait d’entendre. Pendant que se multipliaient les coups de bélier dans le plafond de la cuisine, nous avons été pétrifiés par les cris d’un homme en colère Nous avons alors reconnu la voix d’Albert qui engueulait sa femme en lui reprochant d’être vieille, d’être grosse, de ne savoir rien faire correctement et de n’avoir pas été capable de garder ses fils en vie.

Ma mère nous avait déjà raconté le destin tragique de ses deux frères. L’un était mort quelques mois après sa naissance et l’autre avait perdu la vie, alors qu’il avait échappé à la vigilance de sa mère et qu’il avait été frappé par une voiture. Nous savions que notre grand-père souffrait intérieurement d’avoir perdu ses fils, mais nous ne savions pas que ce malheur indicible pouvait prendre la forme d’une agression physique contre la mère de ces enfants qui en souffrait tout autant.

La première fois où la foudre d’Albert a traversé le plafond de la cuisine familiale, nous étions tétanisés. Mes frères et mes sœurs regardaient les animaux morts dans leur assiette en pleurant. Le temps s’est arrêté dans l’horreur d’un homme qui se donnait le droit de battre sa femme.

Au cours des années qui ont suivi, chaque fois que ces agressions se sont produites, nous attendions que la tempête se calme avant que notre grande sœur rassemble son courage pour aller tenir à notre grand-mère. Plus tard au cours de la journée, les enfants montaient un par un à l’étage, comme si ce qui s’était passé ne s’était jamais passé. Pour faire disparaître le malheur, Yvonne avait déjà appliqué du maquillage et pour jouer le jeu, il fallait demander un dessert ou écouter un programme de télévision en essayant de ne pas remarquer que notre grand-mère pleurait en silence.

Faire semblant était le seul recours pour faire disparaître l’horreur et même les voisins appliquaient cette règle. Sur la rue, en se rendant à l’église, ils discutaient amicalement avec Albert pendant qu’Yvonne dissimulait son visage sous une voilette mortuaire. Moi, j’avais honte d’être un homme.