Lors d’une entrevue radiophonique sur les ondes de CKAC, j’ai répondu à une question de l’animatrice Claire Lamarche en affirmant que les personnes aux prises avec des problèmes de santé oubliaient souvent de se faire plaisir. Lorsque la douleur prend toute la place, elle emporte parfois la vie dans son sillage. Dans ce contexte, l’organisation du plaisir peut devenir un véritable projet de résistance. Au terme de l’entrevue, l’animatrice avait rappelé aux auditeurs avec enthousiasme qu’il fallait réapprendre à se faire plaisir pour mieux vivre, que l’on soit malade ou pas.

Une fois l’émission terminée, je suis retourné au bureau. À mon arrivée, le répondeur téléphonique clignotait, indiquant que j’avais quelques messages en attente.

Mes quatre patients de l’après-midi avaient annulé leur rendez-vous. C’était le printemps, il faisait beau et, après avoir écouté mon entrevue radiophonique, ils avaient tous décidé de prendre leur après-midi pour se faire plaisir. J’en ai conclu que l’autonomie en matière de santé est parfois inversement proportionnelle aux revenus que l’on peut en tirer.

Dans la rue devant mon bureau, cinq ou six ouvriers observaient les mouvements saccadés d’une puissante pelle mécanique. Sous la surface d’un jardin où se tenaient quelques pivoines ébouriffées, le monstre de métal fouillait les entrailles de la Terre. Il fallait dégager une canalisation brisée qui alimentait une résidence en eau potable.

Dans la tranchée, on a vu bientôt apparaître un vieux tuyau qui fuyait mollement. Un plombier à la mine patibulaire est descendu sous terre pour sectionner l’artère en plomb. On l’a remplacé par un conduit en cuivre et, pendant que l’homme soudait le tuyau brillant comme de l’or, un ouvrier casqué a détourné mon regard de l’éclat des étincelles.

D’un geste circulaire désignant tous les témoins de la scène, il a déclaré sur un ton stoïque : « La prochaine fois qu’il faudra changer ce tuyau-là, on va tous être morts depuis longtemps »

Au service d’un avenir qui allait nous manquer, les ouvriers observaient attentivement le travail de leur collègue. Depuis lors, lorsque je vois quelques travailleurs regroupés autour d’un trou, je sais qu’ils se réconfortent pour supporter courageusement la perspective de leur absence.