C’était l’été et les inquiétudes de la vie n’avaient pas encore mis mon enfance en abîme. Un jour de soleil rageur, j’ai rejoint mes amis qui venaient de se réfugier à l’ombre d’un peuplier centenaire. Le bruissement des feuilles satinées du monstre ridé couvrait la rumeur de nos plaisanteries.
Mon ami Georges, habituellement le plus loquace d’entre nous, regardait fixement devant lui. Un scénario mystérieux semblait se dérouler sous son crâne de cheveux en bataille. Après une longue inspiration, Georges déclara à haute voix :
- Je me demande en quelle année on va mourir.
Cette question lancée dans l’éther eut l’effet d’un envoûtement. Malgré le chant des oiseaux et le vent chaud qui balayait la scène, le temps se figea autour de nous. Nous connaissions tous quelques vieux qui avaient rendu l’âme, mais aucun d’entre nous n’avait sérieusement considéré l’idée de mourir un jour. La mort, c’était pour les autres.
Nous nous sommes observés longuement, en silence, en attendant de voir lequel d’entre nous allait bêtement s’avouer mortel.
Malgré mes efforts pour ne pas réfléchir, le monde m’est soudainement apparu comme un immense piano mécanique. En me demandant où est caché le rouleau de papier perforé qui l’active, j’ai compris que la musique du vivant allait inévitablement s’interrompre un jour. Tout ce qui existait, dans l’espace vibrant où nous étions, allait devenir un souvenir oublié. Ce n’était qu’une question de temps. Troublé par cette perspective, j’ai rompu le silence en déclarant que j’allais vivre jusqu’à cent ans !
Mes camarades soulagés acquiescent unanimement en opinant de la casquette. Cent ans, ce n’est pas l’immortalité, mais ce chiffre magique nous permet de repousser l’échéance assez loin pour pouvoir l’oublier.
Étant tous nés en 1960, ou à peu près, nous avons conclu que 2060 allait constituer notre date de péremption. En nous projetant dans l’avenir, nous avons traversé le mur de l’an 2000. En oubliant l’idée de disparaître, nous avons dérivé joyeusement dans un univers futuriste où les voitures allaient voler dans le ciel. Des robots allaient également assumer les tâches ingrates de la vie quotidienne, comme laver la vaisselle. Grâce à ces machines intelligentes, nous n’allions pas être obligés de travailler durement chaque jour, comme nos pères et nos enfants ne seraient pas non plus obligés de perdre leur temps en mourant d’ennui à l’école.
Avant que Georges n’ait le temps de formuler une autre question stupide, nous nous sommes levés d’un bond pour commencer une nouvelle partie de baseball. En joignant nos poings au centre d’un cercle, nous avons gueulé « 2060 » comme s’il s’agissait du nouveau cri de ralliement de notre équipe. Après avoir enfilé mon gant de receveur, je suis allé prendre ma place derrière le marbre en bois pourri et les joueurs ont pris d’assaut le terrain des immortels.
Georges s’est présenté au marbre, un bâton posé nonchalamment sur son épaule. Pour lancer les hostilités, il a crié « Playboy » au lieu du traditionnel « Play Ball ». Durant quelques secondes, une flopée de filles toutes nues se sont mises à courir autour des buts. Nous avions tellement hâte qu’elles se libèrent du papier glacé où elles étaient enfermées.
Une fois les filles disparues, la partie a débuté. Dès le premier lancer, Georges s’est effondré dans un nuage de poussière, atteint en plein front par une balle rapide. Lorsqu’il a repris ses esprits, il a copieusement engueulé le lanceur en titubant vers le premier but. La mort pouvait rôder dans l’ombre, la vie était revenue à la normale.