Lovés dans un Boeing d’Air France, les Africains somnolaient en attendant de se poser à Dakar. Pour ma part, fasciné par le désert du Sahara qui défilait à mon hublot, sous les rayons du soleil couchant, je n’arrivais pas à dormir.

Pendant que l’océan de sable ondulait en dunes éphémères, des scènes bibliques se mariaient aux effluves du champagne qu’on m’avait offert. J’hallucinais des caravanes de chameaux menées par des sultans magnifiques croisant la route de Saint-Exupéry étendu près de son appareil en panne.

À l’approche de notre destination finale, les Africains se sont progressivement réveillés. En soulevant légèrement les volets, ils plissaient les yeux pour filtrer les rayons de lumière ardente. Constatant que le foutu désert était encore là, ils soupiraient en rabaissant les volets pour se réfugier encore un peu dans la tiédeur de la carlingue. Le désert semblait exercer sur les Africains la même fascination que si on m’avait montré une rue enneigée de Montréal.

Mon volet était grand ouvert et mon voisin ne semblait pas comprendre pourquoi je contemplais ainsi une stupide étendue de sable. Après avoir tenté de lui communiquer la fascination que je ressentais, il m’a répondu un peu sèchement :

  • Pour voir le désert, il fallait arrêter en Mauritanie !

S’il avait eu un parachute à sa disposition, il me l’aurait sans doute offert. Je refermai mon volet. En apercevant le sourire éblouissant de mon voisin sénégalais, j’ai compris qu’il attendait un peu de pénombre depuis longtemps.

L’avion s’est finalement posé à Dakar où j’ai survécu à une incroyable cohue au carrousel à bagages. À la sortie de l’aéroport, une douzaine de Sénégalais affirmaient solennellement être le véritable chauffeur qui devait me conduire à destination. J’avais avec moi une valise, une boîte de documents, ainsi qu’un ordinateur portable, mais il m’a été impossible de les retenir. À mon grand désarroi, je vis bientôt mes bagages s’éloigner en flottant sur la foule, portés à bout de bras osseux de mes multiples chauffeurs.

Miraculeusement, mes effets personnels se sont tous retrouvés dans la voiture où on m’a fait monter. Délesté de plusieurs milliers de francs CFA, fort appréciés par une équipe de porteurs qui aurait pu assurer une expédition au Kilimandjaro, ma voiture quitta enfin l’aérogare. Je tentai alors d’engager la conversation avec mon chauffeur en titre, mais il parlait exclusivement wolof. Je n’avais plus aucun moyen de vérifier si j’étais entre bonnes mains ou si je participais bêtement à mon propre enlèvement.

Il faisait nuit. La voiture avançait en cahotant dans une région désertique sans aucune indication routière. Çà et là, des feux brûlaient dans des barils, éclairant furtivement des formes humaines qui s’entrecroisaient dans la nuit africaine.

En arrivant près de Dakar, je retrouvai enfin un décor urbain plus familier. Près du centre-ville, les rues bordées de vieux bâtiments datant de l’époque coloniale étaient éclairées par une lumière blafarde. La voiture s’immobilisa finalement devant un hôtel où un homme sympathique me souhaita la bienvenue à La Croix du Sud.

La Croix du Sud étant le nom du dernier avion de Jean Mermoz, je demandai au patron si ce pionnier de l’aéropostale avait véritablement séjourné à cet hôtel. En guise de réponse, il me remit une clé en affirmant que Mermoz demandait toujours cette chambre lorsqu’il séjournait à Dakar. J’ai compris qu’il souhaitait surtout me faire plaisir, mais après vingt-quatre heures de voyagement, j’étais disposé à croire à peu près n’importe quoi.

Une fois installé dans une chambre au décor de chasseur d’éléphants, j’ai essayé de dormir, mais les milliers d’années d’histoire de l’Afrique valsaient dans mon esprit dépaysé. Vers trois heures du matin, je suis descendu au lobby. Il n’y avait aucun client, mais le bar était ouvert. Un barman longiligne comme une sculpture de Giacometti essuyait ses verres d’un air digne. Ravi que je m’installe à son comptoir pour prendre une bière, Monsieur Sy me servit une Gazelle, comme si j’étais la personne la plus importante au monde. Puis il engagea la conversation avec moi, comme si elle était incluse dans le service.

Tous les sujets intéressaient Monsieur Sy; politique, philosophie, religion, économie, mon barman sénégalais abordait tous les thèmes avec éloquence. Il présentait ses idées sans essayer de convaincre, tout en s’intéressant à mes points de vue. En tant que musulman, il ne buvait pas une goutte d’alcool, ce qui ne l’empêchait pas de servir ses clients avec enthousiasme. Un jour où je lui avais demandé ce qu’il pensait des intégristes comme Oussama Ben Laden, il s’empressa de s’excuser au nom de sa religion, en ajoutant que le véritable Islam se résumait à une mission très simple :

  • Lorsque ton voisin a faim et qu’il n’a rien à manger, tu partages ton repas avec lui.

Au fil de nos conversations, j’ai été surpris d’apprendre que Monsieur Sy avait trois épouses. Après lui avoir confié que j’étais un peu jaloux, il précisa qu’il avait dix-sept enfants à nourrir. Dans mon esprit, les images de harem voluptueux se sont aussitôt dissipées. Compte tenu des conditions de vie en Afrique, le quotidien de monsieur Sy consistait surtout à travailler pour répondre aux besoins de ses trois familles.

Un soir où j’étais assis au bar, un Français d’une soixantaine d’années s’y installa en compagnie d’une jeune femme sénégalaise. Il était aussi vieux et arrogant qu’elle était jolie et réservée. Il s’exprimait comme s’il régnait sur la caste inférieure des Africains et elle supportait ce mépris en silence. Il était manifestement riche, car elle était couverte de bijoux miroitant sur sa peau d’ébène. Les bracelets et les chaînes en or qu’elle portait lui donnaient l’allure équivoque d’une princesse et d’une esclave. Malgré des yeux de braise, une immense tristesse voilait son regard.

Avec la même gentillesse qu’il démontrait à mon égard, Monsieur Sy s’approcha du couple pour les servir. Mon barman perçut immédiatement mon malaise et il me parla de choses et d’autres sans solliciter mon point de vue, ce qui était tout à fait inhabituel de sa part. Il m’offrait ainsi le temps d’encaisser une part de malheur colonial qui était encore bien présente dans son pays.

Après l’apéritif, le couple s’installa à une table où un repas leur fut servi. En dévorant comme un lion, le mâle dominant lançait des regards arrogants à la ronde sans adresser la parole à la femme-trophée assise devant lui. La tête baissée devant son prédateur, la jeune beauté ne parvenait pas à avaler une bouchée. Avec sa fourchette, elle traçait dans son assiette des chemins qui ne menaient nulle part.

La sonnerie d’un téléphone portable retentit. En décrochant, l’homme se mit à parler affaires comme s’il était assis à son bureau. Soudainement contrarié, il sortit de l’hôtel sans dire un mot à sa compagne. Elle demeura assise en silence, offerte aux regards des voisins de table qui ignoraient sciemment la présence d’une naufragée.

Nos regards se croisèrent et elle baissa d’abord les yeux, comme si elle avait honte d’elle-même. Puis, elle releva la tête en m’adressant un sourire à fendre le cœur d’un arbre.

Une multitude de pensées se bousculaient dans ma tête. Je pensais à monsieur Sy qui subvenait aux besoins de trois femmes et de dix-sept enfants avec son seul salaire de barman. Mon ami polygame m’observait en souriant.

La jeune Sénégalaise s’approcha. Une longue cigarette à la main, elle me demanda du feu, alors qu’il y avait une dizaine de cartons d’allumettes sur le comptoir. Je craquai une allumette et la jeune femme posa ses mains délicates autour des miennes. Déjà ensorcelé par les effluves de son parfum et l’odeur du feu, la jeune femme acheva son œuvre en déclarant dans un tintement de bracelets qu’elle se prénommait Meïssa.

Décontenancé, dans un élan d’audace complètement déplacée, je lui demandai ce qu’elle faisait avec un homme qui aurait pu être son grand-père. Elle répondit sans détour que cet homme subvenait aux besoins de toute sa famille. Après une courte pause, elle ajouta que son compagnon ne voulait pas l’amener en France, alors qu’elle souhaitait à tout prix quitter l’Afrique. Comme si le temps allait lui manquer, elle conclut sa réponse en ajoutant que si je voulais d’elle, elle était prête à me suivre !

Jamais je ne m’étais senti aussi désarçonné. Je répondis un peu bêtement que je n’habitais pas en France et que je n’avais pas de passé colonial, ce à quoi elle s’empressa de répondre, avec un air aussi coquin que cruel :

  • D’accord. On ira où tu voudras.

Ma vie était sur le fil d’un rasoir. Pris d’un violent désir, les amarres de ma vie menaçaient de se rompre. Ma vie amoureuse et familiale, bien réelle dans mon pays natal, devint soudainement une abstraction. Pour que cette jeune femme puisse accéder à une nouvelle liberté, je devais rompre avec ma propre histoire. Ma monogamie était-elle le dernier bastion de ma culture religieuse disparue ?

Sans doute pour éviter la désintégration, un fantasme de toute-puissance émergea dans mon esprit. La vie m’offrait l’occasion de vivre comme Hugh Heffner à la tête de l’empire Playboy. J’étais loin d’être aussi riche, mais dans ce pays démuni, où l’avenir d’une jeune femme était suspendu, je pouvais vivre comme une rock star entourée d’un harem de jolies femmes.

Pendant que mes pensées se déchiraient, Meïssa me regardait en souriant. Je regrettais déjà de ne pas être aussi fou qu’elle était belle. En fait, je ne pouvais me résoudre à l’idée d’acheter une personne comme un objet, mais je ne savais plus si cette considération constituait de l’honnêteté ou de la lâcheté.

Le propriétaire de mon interlocutrice est soudainement revenu. Les yeux de la jeune femme se sont assombris et elle baissa à nouveau la tête. Le vieux lion vint la saisir par le bras, comme une chose qui lui appartenait, puis ils quittèrent l’hôtel.

J’ai essayé de me consoler en invoquant ma valeur morale, mais je ne pouvais m’empêcher d’y voir aussi un manque de courage. Dans la jungle, les lions plus jeunes doivent tuer les plus vieux pour assurer la survie de l’espèce. Les lois de l’évolution commandent parfois un carnage.

Avant de monter à ma chambre, j’ai glissé dans la main de Monsieur Sy un généreux pourboire en pensant à ses trois épouses et à ses nombreux enfants. Et j’ai rêvé toute la nuit à ce qu’aurait pu être ma vie, si j’étais né sous la gouverne d’un dieu polygame.