À l’horizon, une flopée de gratte-ciels miniatures tutoyait le plafond blanc d’une journée d’hiver. En route vers New York, il ne restait plus que quelques heures, avant qu’une autre année ne devienne un souvenir.
Parmi les géants d’acier sertis de verre, une immense flèche solitaire perçait le ciel, rappelant l’indicible absence des deux Tours disparues. Quatorze ans plus tôt, perché quelque part dans les hauteurs de Gotham City, Batman n’avait pas réussi à empêcher l’horreur.
Lors d’un arrêt obligatoire à une station-service, en arrivant à la caisse pour payer ma ration de pétrole raffiné, une jeune femme noire m’avisa que la cagnotte de la loterie Powerball venait d’atteindre le faramineux montant de 1,6 milliard de dollars. Pour décliner cette offre, je répondis spontanément que j’étais citoyen canadien, comme si ce statut était en soi incompatible avec la perspective d’une richesse aussi obscène. En souriant, la jeune femme aux yeux en amande se moqua gentiment de moi en déclarant :
If you win, we will find a way to fix that!
C’est bien connu, face à un problème les Américains ont toujours une solution. Il leur arrive même de trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas encore.
En attendant que je me décide, la jeune ensorceleuse aux ongles vernis tambourinait sur les touches du terminal de loterie. Comment aurais-je pu refuser une offre aussi séduisante ? Considérant l’infime probabilité de devenir milliardaire, je n’allais tout de même pas rater l’occasion de faire plaisir à cette jeune femme. En donnant l’impression de ne pas vraiment y croire, mais en éprouvant tout de même le petit frisson caractéristique de la pensée magique, j’ai fait l’acquisition d’un billet de loterie.
À bord d’un gros VUS loué, stationné devant la vitrine de la station-service, ma conjointe et mes deux fils riaient à gorge déployée. Ils venaient manifestement d’assister à ma conversion aux superstitions capitalistes.
De retour à bord, mes fils m’ont rappelé que j’avais toujours considéré les loteries comme une forme de taxe immorale que les riches font payer aux plus démunis. Quant à ma conjointe, elle avait une deuxième raison de se moquer, car elle savait bien que la jolie préposée aurait pu me vendre à peu près n’importe quoi.
Jouant au milliardaire excentrique, j’empochai mon billet en déclarant que les citoyens du monde entier allaient bientôt ramper devant moi pour que j’accepte de réaliser leurs rêves. En riant de cette perspective ridicule, nous avons repris la route de New York pour aller fêter l’arrivée de la nouvelle année.
Après avoir soupé dans un restaurant trop petit pour le nombre de clients, nous avons marché lentement en direction de Time Square, dépositaire autorisé du temps qui passe et qui ne revient jamais. Au détour d’une rue, une promeneuse de chiens est apparue devant nous, tenant en laisses une dizaine de cabots dociles. Après avoir traversé le parvis d’une église gothique, sous le regard glauque des gargouilles centenaires, la meute s’est engouffrée dans Central Park, pour disparaître à travers les squelettes dénudés des arbres.
Sous une neige diaphane, mes fils racontaient des âneries pour faire rire leur mère. Curieusement, je n’avais pas encore éprouvé le coup de déprime que m’inspirent habituellement les fêtes et les anniversaires.
Ayant eu la bonne idée de venir au monde un 2 janvier, j’ai souvent eu l’impression de fêter mon anniversaire lors de la journée internationale de la gueule de bois. Après une semaine de festivités et d’excès généralisés, de Noël au jour de l’An, lorsque mes proches se rappelaient que « c’était maintenant ma fête » il n’était pas rare qu’ils m’adressent un regard semi-comateux pour me faire comprendre que… vraiment, j’exagérais un peu.
Ce problème a finalement connu son apogée et sa résolution au cours de la nuit du 1er au 2 janvier de l’an 2000. Vers 23 heures, après une journée à célébrer l’arrivée d’un nouveau millénaire, j’avais complètement oublié mon propre anniversaire et je suis allé m’étendre sur mon lit pour me reposer un peu.
La maison était encore pleine d’invités que je comptais rejoindre un peu plus tard, mais je me suis plutôt endormi profondément et j’ai rêvé que j’escaladais le mont Everest. À bout de souffle, après avoir effectué des efforts surhumains pour me hisser sur une paroi de pierre enneigée, le sommet est enfin apparu à quelques mètres au-dessus de moi. En état d’euphorie, sous un ciel bleu immaculé, je me suis redressé sur le toit du monde.
Goûtant ce triomphe, en surplomb d’une chaîne de montagnes aux neiges éternelles, je me suis soudainement rappelé mon quarantième anniversaire. En réalisant que je venais de passer le cap des quarante ans, j’ai été foudroyé par une terrible certitude. Il m’avait fallu quarante années d’efforts soutenus pour atteindre le sommet où je me tenais fièrement et j’allais dorénavant passer le reste de ma vie à redescendre.
Fini la croissance, le développement, le dépassement, le toujours plus haut, plus vite, plus loin. Terminé l’esprit olympique où il faut croire qu’il est toujours possible de s’améliorer. À partir de ce moment charnière, ce point de bascule funeste, j’allais devoir amorcer mon déclin. Et le temps n’allait certainement pas arranger les choses, bien au contraire.
Une loi implacable de la vie me tombait dessus comme un oiseau de proie. L’heure du déclin venait de sonner. En quittant ce sommet, il n’allait plus être question de gagner, mais d’apprendre à perdre, avant de tout perdre définitivement. Seul à la cime du monde, en pleine crise de lucidité, j’ai lancé un grand cri avant de me réveiller en sursaut.
Il était deux heures du matin le 2 janvier 2000 et la fête du nouveau millénaire était terminée. Quelques amis dormaient au sous-sol de la maison et les chambres d’enfants étaient remplies de petites personnes en pyjamas parsemés de confettis. Dans le silence feutré d’une nuit d’hiver, au sommet de ma montagne imaginaire, je n’arrivais pas à croire que j’avais quarante ans et que le temps n’allait pas améliorer les choses.
Je croyais pourtant être immunisé contre ce type de crise existentielle. Même que je m’étais souvent moqué de la petite panique de certains de mes amis aux prises avec ce cap symbolique du mi-temps de la vie. C’était maintenant mon tour et si c’était absolument risible, c’était beaucoup moins drôle. J’avais oublié quelque part qu’avant de mourir, il fallait devenir vieux en perdant progressivement nos facultés.
Pendant que je réfléchissais un peu trop, mon chat me regardait avec insistance, assis devant la porte arrière de la maison. J’ai ouvert au froid mordant de janvier et le chat s’est faufilé dans la neige scintillante. Attiré par la bouffée d’air frais, j’ai fait quelques pas feutrés dans le nouveau millénaire. Sous le silence majestueux des étoiles qui scintillaient au-dessus de la maison, le moment était lumineux.
J’ai alors conclu un pacte avec moi-même. J’allais accepter de vieillir, mais plus jamais je n’allais m’obliger à fêter mon anniversaire. Ainsi, on ne me chanterait plus l’insupportable « bonne fête à toi » en me forçant à sourire comme un imbécile en attendant que ça se termine.
Depuis cette nuit mémorable, lorsque je participe à une fête d’anniversaire j’arrive à me réjouir avec ceux qui célèbrent, mais je m’éclipse toujours en douce lorsque débute la terrible chanson. Dans le brouhaha de cette joie programmée, personne ne se rend compte de ma subite disparition et cet état de soustraction me permet de mieux supporter la part écervelée de l’humanité qui marche inconsidérément vers l’absence.
À la fin de 2015, lorsque mes fils avaient proposé d’aller fêter le Nouvel An à New York, j’avais hésité avant d’accepter, car il m’est souvent plus difficile de supporter le temps des Fêtes que les simples anniversaires. Le tintement des clochettes de Noël et la nostalgie des chansonnettes sirupeuses me jettent parfois dans un état qui flirte dangereusement avec le regret d’exister. Considérant les records de vente d’alcool durant cette période de fausse barbe, de rire gras, d’eau de Cologne et de flûte gazouillante, je suis convaincu que la plupart des gens sont aux prises avec les mêmes sentiments qui m’accablent, mais qu’ils réussissent à les supporter grâce à l’état d’ébriété.
En accord avec cette théorie, le 31 décembre 2015 à New York, quelques rasades de rhum brun de quinze ans d’âge m’ont permis de perdre suffisamment la tête pour m’intégrer à la fête. Au milieu de Time Square, en compagnie d’une multitude de terriens en attente du feu d’artifice qui allait lancer les festivités, j’ai eu l’impression d’être exactement là où je devais être. Deux jours plus tard, j’allais avoir 56 ans et je m’étais un peu habitué à redescendre ma montagne en souriant.
Dans la masse compacte des insouciants éméchés, au moment du grand décompte final, je me suis surpris à crier à pleins poumons : « Ten, nine, eight, seven, six, five, four, three, two, one, Happy New Year ! » Pendant que j’embrassais ceux que j’aime, New York scintillait de millions de lumières aussi jolies qu’insensées, comme si la vie prenait encore le risque de se penser éternelle.