Un dimanche matin, alors que nous hésitions à nous rendre à l’église, Georges eut une autre idée de génie. Pour éviter l’éternité en Enfer, il nous proposa de remplacer la messe du dimanche par des séances de Ouija, un jeu de communication avec l’au-delà.
On nous avait tellement convaincus qu’après la mort, l’âme des défunts entrait dans une autre dimension, que l’idée de communiquer avec les disparus nous sembla tout à fait normale. Après tout, la survie de l’âme après la mort était un fait incontestable.
La question n’était pas de savoir s’il était possible de communiquer avec les morts, mais de déterminer s’il était convenable de les déranger. Puisqu’au jour du jugement dernier nous allions être jugés sur la ferveur de notre foi, il existait peut-être une règle canonique interdisant d’obtenir des preuves aussi flagrantes de l’existence de l’au-delà.
Finalement, puisque nous vivions une époque où tout était en train de changer, depuis Woodstock où Janis Joplin et Jimi Hendrix avaient fait descendre le Ciel sur Terre, nous nous sommes convaincus que le silence de Dieu avait assez duré.
Georges était déjà un expert du Ouija, puisqu’il jouait fréquemment à ce jeu occulte avec les membres de sa famille. Il avait finalement réussi à nous convaincre de nous initier au spiritisme en évoquant une discussion qu’il avait eue avec son jeune cousin décédé lors d’un accident de voiture. Selon notre ami, cette rencontre avait été très apaisante pour sa famille, puisque le jeune garçon s’était déclaré complètement rétabli, même s’il avait subi une fracture complète de la colonne cervicale lors de l’impact qui lui avait coûté la vie. De toute évidence, les équipes médicales de l’au-delà étaient équipées pour faire face à toutes éventualités.
En entendant cette histoire, j’ai tout de suite pensé à mes grands-parents paternels qui étaient décédés avant ma naissance, car je ne savais pas trop ce que j’allais leur dire si je les rencontrais lors d’une séance de Ouija. En me rappelant une photographie, montrant ma grand-mère toute recroquevillée dans un fauteuil roulant, j’ai compris que le passage du temps pouvait être beaucoup plus violent qu’un simple accident de voiture. Je me suis donc demandé si les forces de l’au-delà avaient réussi à réparer cette vieille dame, alors que je me demandais auparavant s’il n’était pas préférable de mourir jeune pour entrer dans l’éternité avec toutes nos capacités physiques et nos facultés.
Finalement, puisque je ne souhaitais pas vérifier cette hypothèse en mourant prématurément, j’ai oublié mes réserves concernant les droits d’accès à l’au-delà et je me suis joint à mes amis pour une séance de spiritisme.
Le jeu de Ouija appartenait à la grande sœur de Georges, une fille bizarre qui avait tellement de cheveux devant le visage qu’on avait l’impression qu’elle avançait en reculant. Elle se comportait souvent comme un animal sauvage et sa manière d’être en général ne nous rassurait pas sur les effets secondaires liés à l’utilisation de sa planche de Ouija.
Dans une pièce étroite du sous-sol de sa maison, Georges avait installé une petite table sur laquelle reposait le jeu de Ouija, une simple surface de bois sur laquelle étaient gravés les lettres de l’alphabet et les nombres de zéro à neuf. Dans les coins supérieurs du jeu, on pouvait lire les mots « oui » et « non » et dans la partie inférieure était inscrite l’expression « Au revoir ».
Pour commencer la séance, il fallait se concentrer en posant nos doigts sur un petit chariot de bois. Lorsque le maître de jeu posait la question : « Esprit es-tu là ? » et que le charriot se dirigeait vers le mot « oui », nous avions réussi à attirer un représentant de l’au-delà. Il était alors possible de poser toutes sortes de questions au trépassé qui répondait en guidant le petit charriot qui s’immobilisait devant les lettres formant des mots et des phrases intelligibles. Lorsque le groupe posait des questions fermées, les esprits répondaient en pointant les mots « oui » ou « non », alors qu’en pointant l’inscription « Au revoir » les esprits pouvaient prendre congé des mortels lorsqu’ils en avaient assez.
En état de grande fébrilité, nous avons allumé une chandelle avant d’éteindre le plafonnier. Après avoir observé une minute de silence, nous nous sommes regardés anxieusement en nous demandant quel genre d’esprit nous allions pêcher dans l’au-delà.
À notre grande surprise, dès notre premier essai nous avons réussi à contacter un client d’outre-tombe. Cependant, malgré nos efforts pour formuler des questions intéressantes, nous n’avons rien compris des réponses de notre interlocuteur d’une autre dimension. Nous avons d’abord pensé que l’esprit ne savait pas vraiment écrire, puis nous avons finalement conclu qu’il s’agissait probablement d’un Tchécoslovaque qui s’était trompé de canal. Sur la surface de jeu, la succession de « z » de « u » et de « y » avait formé des mots qui ressemblaient étrangement au nom d’un vieux Tchèque austère qui demeurait sur notre rue.
Après avoir remercié poliment le mort égaré, nous lui avons suggéré de retourner vers son pays natal où des proches attendaient certainement de ses nouvelles.
Pour éviter de nous retrouver à nouveau en présence d’étrangers, nous avons pris la décision d’inviter directement le jeune cousin de Georges. Et le résultat a été stupéfiant, car nous avons discuté avec ce garçon durant plus d’une heure. La communication était aussi fluide que s’il avait été assis avec nous autour de la table.
En nous assurant qu’il était très heureux au Ciel, le jeune garçon nous confia qu’il s’était trouvé une nouvelle équipe de baseball. Plus important encore, il pouvait suivre tous les matchs de hockey des Canadiens de Montréal, même ceux qui n’étaient pas diffusés à la télévision les soirs de semaine ! Même s’il avait croisé quelques partisans des Maple Leafs de Toronto, il nous a assuré qu’ils étaient dans une section à part dans l’au-delà, avec ceux qui parlaient uniquement anglais. Fort heureusement, il n’y en avait vraiment pas beaucoup.
Lorsque mon chien était mort, ma mère m’avait dit de ne pas m’inquiéter pour sa nourriture, car il n’était plus nécessaire de manger une fois rendu dans l’au-delà. Pourtant, le cousin de Georges a affirmé qu’au contraire, il pouvait manger tout ce qu’il souhaitait. Il y avait du pâté chinois et toutes sortes de mets délicieux comme des frites, des hot-dogs et des hamburgers qui étaient servis à volonté avec du Coca-Cola ou du Seven-Up. Nous avons également appris qu’il n’y avait pas d’école dans le Royaume des Cieux, parce qu’on savait tout, une fois pour toutes, et qu’il n’était plus possible d’oublier quoi que ce soit.
Tout à coup, au beau milieu de notre conversation avec le jeune revenant, la bougie qui nous éclairait s’est mystérieusement éteinte. La communication à l’aide du petit charriot pointant les lettres de l’alphabet s’est aussitôt interrompue. Dans l’obscurité, l’esprit de notre interlocuteur était curieusement tombé en panne. Nous ne savions plus comment poursuivre la communication ou prendre congé de notre invité.
Pendant que Georges cherchait des allumettes, d’étranges phénomènes se sont manifestés autour de nous. Comme si nous étions envahis par des forces maléfiques, des hurlements lointains se sont fait entendre. Puis, un objet métallique a subitement traversé la pièce en sifflant au-dessus de nos têtes avant de se fracasser contre un mur. Lorsque les hurlements de loups se sont rapprochés, nous avons pris la fuite en état de panique.
Malgré l’obscurité, nous avons réussi à retrouver la sortie. Une fois à l’extérieur, nous sommes retournés chacun chez nous en courant à toutes jambes, convaincus d’être poursuivis par des esprits malins. J’ai eu une pensée pour Georges qui était demeuré sur les lieux des manifestations.
En arrivant chez moi, j’étais tellement paniqué que je n’ai pu m’empêcher de tout raconter à mes parents. Comme mon père l’avait fait si souvent lorsque j’étais plus jeune, il a ouvert calmement sa grande Bible. Pendant qu’il cherchait un texte de circonstance, il déclara à voix basse que ce genre de chose pouvait se produire lorsqu’on s’éloignait des voies du Seigneur. De toute évidence, il savait déjà que je n’étais pas allé à la messe du dimanche.
Mon père a alors lu ce passage du Livre du Deutéronome (18:10-13): « Qu’on ne trouve parmi vous personne qui s’adonne à la magie ou à la divination, qui observe les présages et se livre à la sorcellerie, qui jette des sorts ou interroge les esprits des morts. Le seigneur votre Dieu a en horreur ceux qui agissent ainsi ».
Je me doutais bien qu’il ne fallait pas jouer avec les morts.
Après une nuit de sommeil tourmenté, j’ai appris le lendemain matin qu’il n’y avait rien de surnaturel dans les phénomènes dont nous avions été témoins. C’était la grande sœur de Georges qui, avec quelques amis complices, avait orchestré une mauvaise blague. Après avoir simulé des hurlements de loups dans les conduites d’aération, ils avaient lancé un enjoliveur de roue, produisant l’effet dramatique qui nous avait sidérés.
Après cette curieuse expérience de communication avec l’au-delà, pour éviter les flammes de l’enfer et conserver notre droit à l’immortalité, nous avons recommencé à aller à l’église le dimanche. Pour un certain temps.