Pour que notre existence individuelle devienne possible, il faut que parmi les milliards de personnes qui habitent la planète, deux personnes spécifiques aient une relation sexuelle à un moment précis où un spermatozoïde particulier, parmi des millions de conquérants, s’unisse à un ovule disponible. Considérant le nombre inimaginable de combinaisons possibles, il est pratiquement inexplicable que nous ne soyons pas quelqu’un d’autre.
Pourtant, un jour, alors qu’on ne s’attendait à rien, quelques sensations se sont imprimées dans notre cerveau soudainement en éveil. Premières impressions furtives qui surgissent comme autant de questions sans réponses où alternent le plaisir et la douleur.
Dans ces états initiaux, physiques, chimiques et électriques, qui s’inscrivent pourtant dans nos structures profondes, il n’y a pas encore de mots qui leur permettraient de subsister dans une mémoire à long terme. Nous n’avons pas de souvenirs de notre naissance et nos premières années ressemblent à des particules de rêves éclatés, du temps où le réel se déroulait au présent aussitôt oublié.
Pour nous extraire de ce magma de sensations diffuses et parfois confuses, on nous apprendra plus tard à nommer les objets et les êtres. Des souvenirs s’imprimeront alors par couches successives pour faire apparaître le monde. Jets de lumière à travers les barreaux d’un berceau, douce chaleur des bras d’une mère, barbe rugueuse d’un père pour nous présenter le vaste monde. Premiers vertiges devant la multitude des possibles.
Affluence d’informations assiégeant nos neurones en développement. Textures sonores qui nous réveillent en sursaut, larmes salées qui roulent sur les joues jusqu’à la commissure des lèvres, lait maternel ou sucre de fruits qui nous apaisent. Sommeil. Odeurs d’urine et de merde, nouvelle explosion de larmes et de cris, lumières vives qui se jettent dans les yeux, battements de paupières, soins qui nous rassurent. Comme des pièces pyrotechniques, la réalité explose dans la tête assiégée.
Pour survivre à l’attaque, pour éviter la folie des cinq sens branchés sur un cerveau qui tourne à vide, il faudra apprendre à nommer les choses. Maman, en mot aspiré, papa en mot expiré. Les formes reconnues seront aimantes ou hostiles selon les hasards de la généalogie. Puis, nos papilles exultent en purée de poire, mais on vomit les betteraves. On aimera les pommes de terre et on détestera le foie de veau. Et on nous apprendra peut-être à avaler les deux ensembles pour grandir.
En suites de grimaces côtoyant les délices, le monde apparaîtra tel qu’il est, parsemé d’êtres attentionnés ou belliqueux. Nous saurons si nous sommes aimés ou mal-aimés bien avant de connaître ces mots lourds de sens.
En attendant ces grands concepts, des cubes de bois colorés deviendront des structures à construire ou à détruire, selon l’humeur du moment. Les lettres et les chiffres qui y sont inscrits nous éloigneront peu à peu de notre naissance où tout deviendra de plus en plus complexe, pour le meilleur et pour le pire.