À la sortie de la station de métro Atwater se dressait un grand édifice vitré dont les escaliers mécaniques luminescents formaient des bâtons de hockey. C’était le Forum de Montréal où des légendes comme Maurice Richard, Jean Béliveau et Guy Lafleur avaient accompli des exploits dans l’uniforme bleu-blanc-rouge des Canadiens de Montréal.
Dans un petit parc situé devant l’édifice mythique, par une soirée glaciale de février 1983, je me joins à un groupe de jeunes échevelés en attendant l’ouverture des portes du Forum. Pourtant, ce soir-là, aucun match de hockey n’est programmé. Le temple présente une grand-messe heavy métal célébrée par Ronnie James Dio.
Pour conserver notre chaleur, nous formons une masse compacte, comme le font les manchots empereurs sur la banquise pour survivre à l’hiver antarctique. Les joints d’herbe illicite circulent allègrement, alors que certains avalent des comprimés, sans se préoccuper de leur composition. Tout est bon pour décoller avant de rencontrer la légende du rock qui a inventé le signe de la main formant les cornes du diable.
Dès le début de ce qui allait être un grand opéra électrique, un univers fantastique se déploie devant nous. Sur scène, un rocher massif s’ouvre sur les entrailles de la Terre en laissant échapper un long cylindre de lumière laser éclairant la foule. Au tréfonds de ce cylindre de lumière verte, une masse informe apparaît soudainement, émergeant de l’infiniment petit. Progressivement, en s’approchant de nous, la forme devient humaine et nous reconnaissons Dio, couvert d’oripeaux multicolores et de lambeaux de fourrure. En arrivant sur scène, l’animal nous souffle de sa voix puissante et sa musique nous traverse comme un train en marche.
Au cours du spectacle, alors que le groupe joue la pièce Heaven and Hell, le chanteur enflamme une grande croix de bois au milieu de la scène. En véritable maître des enfers, Dio s’avance soudainement vers la foule et, en pointant du doigt quelques spectateurs, il hurle d’une voix caverneuse: « I want to burn in Hell, with you, you and you! »
Au troisième « you », Dio avait pointé dans ma direction et j’ai eu l’impression s’il s’adressait véritablement à moi. Alors que j’aurais pu considérer cette convocation en Enfer comme un honneur, une vieille angoisse d’enfance a refait surface. Soudainement, je me suis retrouvé aux prises avec un profond sentiment de peur.
J’étais situé tout près de la scène, dans les estrades latérales surplombant la foule rassemblée au parterre. Pendant que les reflets de la croix incandescente éclairaient les visages anonymes, j’ai remarqué que plusieurs spectateurs du parterre se tournaient dans ma direction. Face à ces regards hostiles, j’ai jeté un coup d’œil vers mon voisin qui ne semblait pas troublé par ce phénomène. Les mains en cornes de diable, en extase devant la croix en flammes, il chantait à tue-tête avec Dio.
De plus en plus de visages agressifs se tournaient vers moi, et je n’arrivai plus à m’en détacher. J’étais la proie d’un monstre à plusieurs têtes. Envahi par le feu de l’Enfer qui brûlait sur scène, amalgamé au rythme lourd de la musique qui faisait trembler l’immeuble, une fracture s’est produite dans mon esprit.
J’étais né dans une famille religieuse, sous la protection de la lumière divine et, dans ce monde des ténèbres, je me suis tout à coup senti comme un imposteur. Déstabilisé par ces regards animés d’une colère inexplicable, les monstres étaient sur le point de m’attaquer physiquement. Ma peur est devenue incontrôlable.
Aux prises avec une angoisse viscérale, j’ai soudainement réalisé que j’étais soumis aux règles de la nature qui entraînent les proies et les prédateurs dans des combats à mort. L’être humain n’était pas « issu » du règne animal, comme on aime parfois le penser, il y était encore. Et moi, je n’étais qu’un simple maillon de la chaîne alimentaire !
D’un seul coup, les croyances qu’on m’avait inculquées au cours de mon enfance et celles qui subsistaient encore au début de ma vie d’adulte se sont effondrées. Toutes les idées métaphysiques qui m’avaient déjà préservé du vide sont devenues de monstrueux mensonges. J’ai éprouvé la certitude qu’il n’y avait pas de Dieu qui gouverne l’univers et que le Royaume éternel qu’on m’avait promis n’était qu’un lieu imaginaire. Il n’y aurait pas plus de vie après ma mort qu’il n’y en avait eu avant ma naissance. Toutes les conceptions religieuses me sont apparues comme de pures créations de la pensée humaine, tourmentée par le fait de vivre et horrifiée par la terreur de mourir.
La meute de mâles agressifs me fixait toujours du regard. Mes dieux déchus tombaient du ciel pour reprendre vie dans ces faces de démons qui me défiaient. Pour survivre au bain de sang qui allait suivre, j’ai pensé que je devais peut-être attaquer le premier. Tuer pour éviter d’être tué. J’ai compris comment pouvait se déclencher une sauvage tuerie dans un esprit troublé.
Comme la foule qui m’entourait, j’étais debout depuis le début du spectacle. Soudainement étourdi par les sentiments sombres qui m’assaillaient, je me suis assis. Là, dans le cocon feutré de la foule, je me suis enfin soustrait aux regards hostiles. Ma peur s’est lentement amenuisée. J’allais certainement mourir un jour, mais en attendant, j’étais bien vivant.
Je me suis alors rendu compte qu’une bagarre avait éclaté, quelques rangées derrière moi. Croyant instinctivement que le carnage que j’attendais venait de commencer, je me suis relevé pour pouvoir me défendre. En me retournant, j’ai aperçu plusieurs agents de sécurité qui procédaient à une intervention musclée afin d’expulser quelques spectateurs complètement défoncés. Un jeune homme saignait abondamment de l’arcade sourcilière.
C’était cette bagarre qui avait attiré l’attention des spectateurs du parterre. Devant moi, ces jeunes hommes chargés de testostérone suivaient encore l’action comme des loups prêts à bondir. Finalement, leur charge agressive ne me concernait pas du tout.
Une fois l’Intervention terminée, les regards hostiles des spectateurs du parterre se sont progressivement retournés vers la scène. Pour le reste de la soirée, la musique et la puissante voix de Dio ont réunifié les esprits et les corps.
Après le spectacle, je suis revenu chez moi en marchant dans la blancheur feutrée de l’hiver montréalais. Il tombait des cristaux de sucre sur la ville. Encore secoué par la crise philosophique que je venais de vivre, je n’arrivais plus à déterminer ce qui était vrai et ce qui était faux. Contrairement à ces philosophes athées qui deviennent croyants lors d’une expérience mystique de conversion, je venais de vivre exactement l’inverse. Mais puisque cette expérience avait été provoquée par une méprise, je me suis demandé si mon athéisme naissant n’était pas simplement le fruit d’une erreur.
Une chanson de Neil Young a fait irruption dans mon esprit et, pour me réconforter un peu, je me suis mis à chanter doucement : « Hey hey, my my… Rock and roll will never die… » J’ai pensé que s’il n’y avait pas d’au-delà de lumière, il était peut-être possible de le créer.
En passant près d’un banc de bois, au coin d’une rue, j’ai aperçu un vieil homme itinérant qui semblait inconscient sous une pile de vieux journaux. Même s’il semblait sur le point de rendre l’âme, personne n’allait s’en émouvoir. Oublié, il n’existait déjà plus dans la mémoire des vivants. Tout à coup, même le néant pouvait paraître réconfortant.