Alors que j’avais douze ans, ma cousine avait épousé un homme noir et ma grand-mère Yvonne avait été profondément bouleversée par cette révolution culturelle. Dans son affolement, elle avait déclaré que, dorénavant, mon éventuelle progéniture pourrait naître avec la peau noire. J’avais trouvé la mise en garde très drôle, jusqu’à ce que je me rende compte que ma grand-mère ne blaguait pas du tout. Devant mes tentatives pour expliquer quelques règles de génétique que je connaissais, elle avait écouté attentivement, avant de conclure que j’étais beaucoup trop jeune pour comprendre ce genre de problème. J’avais compris que le monde était en train de changer et que mon aïeule éprouvait un peu de difficulté à le comprendre.
Une quinzaine d’années plus tard, alors que ma grand-mère vivait dans un centre pour personnes âgées, il lui arriva de plus en plus souvent de ne pas me reconnaître. En perdant lentement la mémoire, elle avait aussi oublié Albert, son mari qu’elle avait déjà aimé, mais qui avait si mal vieilli qu’il avait fini par la battre.
Pour ma part, lorsque je n’arrivais plus à la convaincre que j’étais bel et bien son petit-fils, j’avais développé une stratégie consistant à évoquer des souvenirs culinaires afin de poursuivre la conversation avec elle.
Je lui parlais du goût incomparable de ses hamburgers en lui rappelant qu’elle faisait frire les pains au sésame en les plongeant dans le beurre qui avait servi à cuire la viande. Le résultat était aussi gras qu’exquis, mais c’était une époque où le plaisir de ce qui est bon au goût n’avait pas encore été contaminé par la notion de cholestérol.
Lorsque les modalités de cuisson des hamburgers ne réussissaient plus à rappeler à ma grand-mère la merveilleuse personne qu’elle avait été, je récitais la recette de son incroyable gâteau au chocolat à la mayonnaise.
Malgré tout, compte tenu de ses nombreuses pannes de mémoire, il m’arrivait d’être à court de sujets, et il était parfois éprouvant d’évoquer de nombreux souvenirs d’enfance qui étaient aussitôt oubliés.
Un jour où je manquais d’inspiration, ma grand-mère brisa le silence pour me demander de lui apporter une statue de la Vierge Marie qui lui appartenait. La demande m’apparaissait incongrue, mais je n’allais certainement pas refuser. Le jour de la Fête de l’Assomption, le 15 août 1988, je me suis donc présenté au centre hospitalier avec une grande statue de la Vierge sous le bras. En passant devant le poste de garde, quelques membres du personnel se sont quand même amusés à mes dépens.
En entrant dans la chambre en tenant la statue à la verticale devant moi, ma grand-mère a éclaté de joie, comme si elle venait d’être témoin d’une apparition. En prenant la statue de la Vierge dans ses bras, elle la serra contre son cœur, avant de l’étendre près d’elle dans son lit.
En ce jour de l’Assomption, je pris le risque de lui demander si elle croyait vraiment que Marie s’était envolée dans le ciel à la fin de sa vie. Yvonne m’adressa un regard glauque, comme si j’étais soudainement devenu un pur étranger.
En partant de l’hypothèse que la mère de Jésus s’était envolée physiquement il y a deux mille ans, je déclarai qu’elle devait certainement être quelque part dans le ciel aujourd’hui. Considérant que je venais de déclarer que la Sainte Vierge était encore vivante « quelque part dans le Ciel aujourd’hui » ma grand-mère soupira longuement en souriant de bonheur. Étendues dans le même lit, ma grand-mère et la Vierge me contemplaient d’un même regard attendri. Inspiré par le caractère particulier de la situation, je me lançai dans une démonstration de vulgarisation scientifique sur le thème de l’Assomption. Pour une fois que ma grand-mère réagissait à mes affirmations.
Je rappelai d’abord qu’à l’époque évoquée par la Bible, les terriens croyaient vraiment que le voile du firmament constituait un dôme derrière lequel était dissimulé le Royaume de Dieu. Ils pouvaient donc raisonnablement penser qu’après quelques heures d’ascension, Marie était entrée directement au Paradis. Ma grand-mère avait suivi mon explication comme une étudiante exemplaire, convaincue que j’étais totalement d’accord avec la vision archaïque que je décrivais.
Un souvenir d’enfance me traversa l’esprit. Dans la maison de mes grands-parents, je venais de me servir une pointe de tarte aux pommes sans avoir préalablement demandé la permission. Au moment où ma grand-mère avait fait irruption dans la cuisine, un violent orage avait éclaté. Prenant à témoin le tonnerre et les éclairs qui déchiraient le ciel, ma grand-mère avait affirmé que l’orage était l’expression directe de la colère de Dieu à mon égard. Pendant que je me dépêtrais avec mes propres souvenirs, Yvonne souriait en attendant la suite de mon récit.
J’expliquai alors qu’il était scientifiquement démontré que la voûte céleste était ouverte sur l’immensité de l’univers. Par conséquent, si la Vierge avait décollé de la surface de la Terre, elle aurait rapidement été confrontée à un sérieux problème de température. En effet, après quelques heures d’ascension verticale, à une vitesse d’environ vingt kilomètres à l’heure, soit la vitesse d’une bicyclette, Marie se serait retrouvée dans la zone des dix mille mètres où la température est de moins soixante degrés centigrades. J’ajoutai que pour survivre à cette altitude, il fallait porter une combinaison spéciale alimentée en oxygène. Peu impressionnée par ma démonstration, ma grand-mère répondit que si la Sainte Vierge pouvait voler, elle pouvait aussi survivre à cette température.
À la fois amusé et découragé par l’argument, je poursuivis mon exposé en procédant par l’absurde. Étant donné que personne n’avait vu la Sainte Vierge atterrir depuis deux mille ans, il fallait en conclure qu’elle poursuivait encore sa course dans l’immensité de l’univers. Ma grand-mère interpréta de nouveau mon objection comme une affirmation qu’elle gratifia d’un grand soupir de satisfaction.
Je me souvins alors que ma grand-mère ne croyait absolument pas que les Américains étaient réellement allés sur la Lune. Depuis l’alunissage d’Apollo 11, en juillet 1969, chaque fois que j’avais abordé ce sujet, elle avait agité les bras pour me faire taire en déclarant qu’il s’agissait d’un terrible mensonge qui ne méritait même pas qu’on en parle. Pour changer de sujet, elle m’offrait alors un bonbon à la mélasse ou un de ses incroyables desserts. Avec le temps, j’avais même appris à la contrarier légèrement pour en tirer avantage.
Croyant avoir trouvé l’ultime argument, j’expliquai que deux années après son décollage, toujours à une vitesse de vingt kilomètres-heure, Marie aurait atteint la surface de la Lune, bien avant Neil Armstrong ! Imperturbable, ma grand-mère acquiesça en déclarant que tout le Ciel appartenait à la Sainte Vierge et que si elle avait voulu aller sur la Lune, elle en avait parfaitement le droit.
Devant tant de conviction, je décidai de ne pas aborder la question de la température en dehors de l’atmosphère terrestre. Comment les moins deux cent soixante-dix degrés Celsius auraient-ils pu infléchir les certitudes absolues de ma grand-mère ? Je poursuivis tout de même mon récit de l’Ascension pour le simple plaisir d’être avec elle.
En apprenant qu’après mille ans, toujours à la vitesse d’une bicyclette, Marie se serait retrouvée tout près de la surface du soleil, ma grand-mère n’y vit rien d’impossible. Lorsque j’ajoutai que la face ensoleillée de Mercure était si chaude qu’on pourrait y faire cuire une dinde à l’air libre, ma grand-mère applaudit à tout rompre en se rappelant toutes les dindes qu’elle avait elle-même fait cuire lors des réveillons de Noël où elle avait eu le plaisir de recevoir ses petits-enfants.
Considérant que la Vierge aurait atteint la banlieue du Soleil autour de l’an 1000, j’en arrivai à une autre conclusion qui combla ma grand-mère de bonheur. Les planètes étant en orbite autour du Soleil, je déclarai qu’il était probable que Marie survole de nouveau la Terre autour de l’an 2000. Comme si cette prophétie s’était déjà réalisée, Yvonne tourna le regard tendrement vers la statue de Marie étendue près d’elle.
J’aurais pu ajouter que cinquante mille ans seraient nécessaires pour que la mère de Jésus atteigne la limite de notre système solaire et qu’il lui faudrait encore des millions d’années pour traverser la Voie lactée parsemée de deux cents milliards d’étoiles. J’aurais pu essayer d’expliquer que les milliards de galaxies qui virevoltent dans l’univers se déploient dans un espace toujours plus vaste et que Marie aurait besoin de milliards d’années pour parvenir aux confins du monde connu. Mais que sont des milliards d’années pour une vieille dame qui croit dur comme fer à l’éternité.
Sans doute un peu épuisée par mon exposé, Yvonne s’était assoupie, me laissant seul à imaginer Marie cherchant inlassablement la porte du Ciel dans l’immensité de l’univers. Au cours de son voyage sans fin, elle allait survoler des pouponnières d’étoiles, comme elle allait assister à la naissance et à la disparition de magnifiques nébuleuses. Elle allait sans doute avoir la chance d’observer des trous noirs avalant des étoiles vivantes pour déjeuner.
En suivant cette Marie imaginaire jusqu’aux limites de l’univers observable, dans les éclats de lumière du Big Bang, ma pensée se volatilisa. Dans cet espace ouvert sur le vide cosmique, l’infini était là, autour de nous, aussi vrai et inaccessible que l’inexplicable existence. En imaginant toutes ces connaissances que l’espèce humaine allait acquérir au cours des milliers d’années à venir, je me suis senti soudainement jaloux de ces dieux que nous imaginons immortels.
Pendant que je me perdais dans des réflexions métaphysiques, ma grand-mère s’était réveillée et elle m’observait avec une infinie tendresse dans le regard. Dans la lumière de ses yeux bleus, j’ai réalisé qu’un jour j’allais être à sa place, sur le point d’être englouti par le dernier mystère de la vie.