Au début des années soixante, le ciel de ma ville est quadrillé de fils électriques qui alimentent les tramways et les trolleybus. Sur la rue Frontenac, au nord de la rue Ontario, l’hiver est gris et une couche de glace s’est formée sur les fils qui surplombent la petite beignerie située au coin de la rue Rouen. À l’intérieur de ce commerce qui diffuse un arôme de friture glacée dans le quartier, quelques clients juchés sur des tabourets en métal chromé sirotent un café en grignotant des pâtes sucrées.

Soudainement, au-dessus de la grande rue Frontenac, un câble électrique se brise en flammèches au-dessus de la tête des passants affolés. Sur l’asphalte enneigé, un fil électrique se tord de douleur comme un serpent qui crache un venin incandescent. Quelques hommes en paletots, tous coiffés d’un distingué Stetson, se précipitent dans la rue pour former un cordon de sécurité. Un peu plus tard, précédée du son strident et plaintif d’une sirène, une voiture de police apparaît. Deux policiers descendent du véhicule noir et blanc couronné d’une scintillante cerise rouge pour sécuriser le périmètre. Les hommes à chapeau rejoignent les femmes et les enfants sur les trottoirs. Des ouvriers équipés d’échelles et de câblage neuf viendront régler le problème, sous le regard des passants qui n’arrêteront pas de changer de visages avant de disparaître dans l’anonymat de la ville.

Lorsque mon père arrive du travail, je lui raconte toute l’histoire comme si elle était en train de se produire. Lorsqu’il regarde dehors, rien de tout ça ne semble exister. Lorsque ma mère lui confirme que je ne fabule pas, il soulèvera les sourcils en hochant la tête affirmativement pour valider le réel.

Puis, comme il le fait chaque jour, après avoir déposé son chapeau gris décoré d’une plume rouge, il embrasse ma mère avant de déployer son grand journal sur la table de cuisine. Ainsi penché au-dessus de cette curieuse fenêtre de papier, il semble observer le monde d’un air grave.

Les petites lettres noires, alignées dans des colonnes étroites du journal, n’ont encore aucune signification pour moi. J’essaie donc de connaître l’état du monde en tentant de décoder les moindres réactions de mon père. Lorsqu’il hoche la tête, en fronçant les sourcils ou en soupirant, je me doute bien que quelque chose ne va pas quelque part.

Lorsque mon père semble vraiment contrarié, j’essaie d’obtenir quelques informations en le bombardant de questions. Il me jette alors un regard furtif, comme s’il avait oublié que j’étais là. Puis, en poursuivant sa lecture, il me fournit quelques brèves explications, préférant sans doute ne pas trop m’inquiéter avec les guerres, les famines et les raz-de-marée qui ont cours un peu partout sur la Terre.

Je ne sais pas comment ma mère s’y prenait pour déposer un pâté chinois tout chaud au milieu de ce fatras planétaire, mais elle y parvenait. Les famines devaient probablement se tasser dans un coin pour nous permettre de manger à notre faim.

Ce rituel du journal avait lieu chaque jour, sauf le dimanche, jour du Créateur. En cette journée sacrée, la rumeur du monde s’interrompait. Le dimanche, notre père ouvrait un gros livre à la couverture de cuir stylisé et aux tranches dorées. C’était la Bible, un livre qui expliquait la création et la vieille histoire du monde.

Alors qu’il parcourait le journal quotidien en silence, mon père lisait la Bible à haute voix, sans doute pour nous faire comprendre que c’était Dieu lui-même qui parlait à travers lui. En pointant un index vers le Ciel, il déclamait les textes grandioses décrivant la création de l’univers.

Devant nous, ses enfants médusés assis à la table, Dieu prenait la décision de créer la lumière, les étoiles et les planètes dans l’immensité de l’espace. D’un second souffle, il faisait aussi apparaître la Terre, l’eau, les animaux, les oiseaux et les poissons dans le jardin d’Éden. Il n’y avait aucun doute possible, la Bible décrivait la naissance du monde, comme le journal rapportait des événements qui s’étaient produits dans la vie des Hommes.

Étrangement, la Bible racontait que Dieu considérait avoir terminé son œuvre après une seule semaine de travail. Mais après avoir créé l’homme et la femme, les histoires de la Bible devenaient beaucoup plus compliquées. Il était question d’un fruit interdit provenant de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et d’un serpent qui avait apporté le malheur dans le Paradis terrestre. Franchement, je ne comprenais pas pourquoi le fait de manger une pomme avait pu dérégler la vie de nos ancêtres, alors qu’on nous conseillait d’en manger une chaque jour pour demeurer en santé.

De mon point de vue, la Bible était un livre intéressant, mais seulement au début. À la suite du magnifique récit de la Genèse, les intrigues devenaient vraiment trop complexes. Il y avait des meurtres, des trahisons et des conflits insolubles entre Dieu et les Hommes, et la vie quotidienne était présentée comme une forme de punition où les femmes devaient enfanter dans la douleur, pendant que les hommes gagnaient leur vie à la sueur de leur front. Plus loin, il était également question de grands cataclysmes et d’un peuple en exil qui peinait dans le désert. En rupture avec la magie initiale du début, le récit biblique finissait par ressembler étrangement aux problèmes relatés dans le journal quotidien que lisait mon père.

Par conséquent, appuyé par mes frères et sœurs, je demandais inlassablement à réentendre le récit de la Création pour revoir, encore et encore, des étoiles, des planètes et des animaux apparaître au milieu de la cuisine.

Après avoir entendu ce récit à plusieurs reprises, j’ai demandé à mon père s’il savait combien de temps Dieu avait supporté la solitude avant de prendre la décision de créer l’univers. À l’air qu’il a fait, j’ai compris qu’il ne s’attendait pas du tout à cette question. Ma mère prit alors la relève en affirmant qu’il s’agissait d’un mystère. Selon elle, avant de naître, l’univers était « dans la pensée de Dieu » comme tous les êtres humains avant leur conception. Elle ajouta qu’à partir du moment où notre âme était sur Terre, il était plus important d’avoir la foi que de comprendre, puisque la vie elle-même était un mystère. Je n’avais rien compris à son explication, mais je crois qu’elle avait un peu avoué qu’elle ne connaissait pas la réponse à ma question.

Après que mon père ait terminé sa lecture dominicale, je m’installais à sa place pour m’imprégner des images exceptionnelles que contenait notre Bible. Cet exemplaire, illustré d’œuvres d’art, témoignait de la toute-puissance divine. Plusieurs tableaux représentaient des anges qui survolaient des scènes de la vie quotidienne et l’impression qui s’en dégageait était si forte que je n’avais qu’à lever les yeux pour sentir leur présence bienfaisante autour de ma famille.

Mes parents cautionnaient ces visions en affirmant que notre patrie bénéficiait elle aussi d’une protection particulière. C’est ce qui expliquait que les guerres, les famines et les raz-de-marée ne se produisaient que dans des pays qui n’avaient pas encore la chance de connaître notre Dieu. Rassuré par ces idées magiques, je ne me doutais pas que j’étais sur le point d’être éprouvé par un grand malheur.

Lors de mon cinquième anniversaire, un de mes oncles m’avait offert un chiot au pelage café au lait avec une tache noire sur l’œil droit. Je l’avais nommé Copain et il était tellement enjoué qu’il empêchait parfois toute la maisonnée de dormir. Lorsqu’il s’ennuyait, il rongeait les barreaux des chaises de la cuisine au grand désespoir de ma mère.

Dès que je l’appelais, Copain courait dans ma direction. J’avais beau me cacher au fond d’un grand hangar en bois recouvert de tôle grise, il réussissait quand même à me retrouver. Il avait même commencé à rapporter la balle bleu blanc rouge que je lançais de toutes mes forces, même si la plupart du temps il courait sans s’arrêter pour m’empêcher de la reprendre.

Quelques semaines après mon anniversaire, je me suis levé un matin et j’ai retrouvé mon compagnon inanimé devant sa niche. Je n’avais jamais vu un chien aussi mou et j’ai d’abord pensé qu’il dormait trop profondément. Ma mère l’avait examiné rapidement avant de déclarer qu’il était mort. Je ne savais pas ce que c’était « être mort » et j’ai désespérément observé mon chien qui avait maintenant l’air d’un sac de papier vide. Je n’arrivais pas à comprendre où était passé le chien qui avait déjà été dans l’enveloppe de poils.

Ma mère m’a alors expliqué que les êtres vivants avaient une âme et qu’à la fin de leur vie, cette âme quittait le corps. Je voulais bien essayer de comprendre sa théorie, mais il était hors de question qu’une telle horreur puisse exister. Ma détresse n’a pourtant rien changé au malheur qui venait de se produire. Copain était parti, pour toujours.

Cette tragédie s’était produite un samedi, et j’ai donc attendu fébrilement jusqu’au lendemain pour demander des explications au Dieu tout-puissant de la Bible. Ce matin-là, les yeux encore remplis de larmes, j’ai demandé à mon père de m’expliquer pourquoi Dieu n’avait pas protégé Copain, comme il protégeait les membres de notre famille. Sans paraître contrarié, mon père tourna les pages de son grand livre pour me montrer une image dont je me souviendrai toujours. Il s’agissait d’un homme mort, cloué sur une croix, entouré de ses amis effondrés de douleur. Je ne sais pas si mon père croyait me réconforter avec cette image, mais ça n’a pas fonctionné. J’ai plutôt été foudroyé de terreur. Je venais de comprendre que non seulement mon chien avait définitivement quitté l’existence, mais que tous les êtres humains allaient faire de même un jour.

Profondément effrayé, j’étais incapable de me résoudre à l’idée que mes parents allaient éventuellement se transformer en sacs vides et que moi aussi j’allais un jour quitter le monde des vivants.

Malgré mon désarroi, mon père demeura imperturbable. Il tourna encore quelques pages de la Bible pour me montrer une autre image où l’homme crucifié était miraculeusement revenu à la vie. Trois jours après sa crucifixion, il marchait sur un sentier en compagnie des disciples qui avaient pourtant pleuré sa mort. Même les cicatrices de ses mains semblaient presque guéries.

Mon père déclara alors que Jésus était le fils de Dieu et qu’il avait été mis à mort publiquement pour démontrer que son père avait le pouvoir de le ressusciter. Depuis cet événement extraordinaire, tous ceux qui croyaient en Jésus n’avaient plus à craindre la mort, puisqu’elle avait définitivement été vaincue.

J’en ai donc conclu, un peu trop rapidement, que mon chien allait revenir à la vie mardi matin, puisqu’il était mort le samedi.

Après un moment de silence, ma mère précisa que les règles avaient changé depuis la première résurrection racontée dans la Bible. Pour toutes sortes de raisons, il y avait un délai plus important entre la mort et le retour à la vie. Il fallait maintenant attendre la Fin des temps pour que les croyants puissent entrer dans le Royaume de Dieu. Malgré tout, elle m’assura que je n’avais aucune raison de désespérer et que je devais seulement croire de tout mon cœur que la mort n’existait pas vraiment.

Curieusement, alors que je commençais à m’apaiser, c’est ma mère qui s’est mise à pleurer. Je ne me doutais pas qu’elle aimait autant Copain, surtout qu’il rongeait vraiment trop ses barreaux de chaise de cuisine. Pour tenter de répondre à mes nombreuses questions, elle avait complété son histoire en m’assurant qu’il y avait des ballons et des balançoires au Ciel, même si la Bible n’en parlait pas de façon spécifique. Elle m’avait également assuré que Copain m’attendrait, même si j’avais l’intention de vivre très vieux avant d’aller le rejoindre.

J’en ai profité pour m’informer de ce que mon chien allait manger durant toutes ces années à m’attendre, mais ma mère a dit qu’il n’était plus nécessaire de s’alimenter dans l’au-delà. Je me suis senti un peu triste en pensant qu’après avoir été vieux, je ne pourrais plus manger l’excellent pâté chinois de ma mère, mais c’était moins grave que la perspective de ne plus exister.