Debout devant la maison qu’il a bâtie sur l’Ile d’Orléans, Jean Pruneau fume la pipe en considérant gravement la terre qui s’étend devant lui. Quelques jours plus tôt, au printemps 1759, les forces françaises ont évacué presque tous les résidents de l’île. La population de toute la région a été rassemblée dans la ville de Québec, que l’on fortifie en attendant l’arrivée des navires de guerre de la redoutable flotte britannique. Avec ses deux fils et quelques chefs de famille, mon ancêtre paternel est resté sur l’Île d’Orléans afin de s’occuper du bétail et tenter de sauver les récoltes de l’automne. Dans les champs, quelques plants échevelés viennent à peine de percer la terre labourée après un long hiver.
Depuis quelques années déjà, la France et l’Angleterre sont engagées dans un conflit mondial que l’on nommera la guerre de Sept Ans. Au cours de cette période sanglante, les puissances coloniales tentent de s’approprier les terres et les richesses des différentes colonies situées dans les Antilles, en Asie, dans le Nord-Est des États-Unis et en Nouvelle-France. Depuis 1757, au cœur du Nouveau Monde, l’Angleterre a progressivement arraché à la France la plupart des bastions de la côte Est des États-Unis et les forces de Sa Majesté britannique progressent inexorablement le long du Saint-Laurent en direction de la ville de Québec. La guerre de Sept Ans aura aussi donné naissance à la guerre de la Conquête.
Au printemps 1759, les citoyens de la Nouvelle-France savent que les Anglais ont mené des attaques victorieuses contre les territoires français de la côte est américaine et dans la région des Maritimes. Chaque dimanche après la messe, les hommes rassemblés sur les parvis des églises s’échangent les mauvaises nouvelles. Avec l’aide des miliciens de la région de Québec, les forces françaises établissent des fortifications pour se préparer à affronter les Britanniques. La vie se poursuit tant bien que mal et les citoyens n’ont plus qu’à espérer une intervention divine pour empêcher l’horreur.
Sur le balcon de sa maison de l’Île d’Orléans, Jean tire encore quelques bouffées de sa pipe incandescente. Les bras croisés sur sa poitrine, il ne sait plus quoi penser de l’avenir. Au loin, une clameur se fait soudainement entendre et quelques hommes désertent les champs pour se précipiter vers la côte. Derrière la ligne des grands arbres qui bordent les terres, la scène est saisissante. Une flotte de navires de guerre avance comme de silencieux prédateurs sur les eaux bleutées du fleuve Saint-Laurent. Un trois-mâts massif aux voiles déployées semble s’approcher de l’île d’Orléans, alors que les autres navires poursuivent leur route vers l’ouest, en direction de la Ville de Québec.
La coque de bois du bateau qui s’approche craque sous la houle du fleuve agité. Les marins abaissent les voiles avant de jeter l’ancre à quelques dizaines de mètres des installations portuaires rudimentaires. À bord, le sergent-major écossais William Ross dirige les soldats lors des opérations de débarquement. Quelques chaloupes, chargées d’hommes lourdement armés, accostent bientôt à l’île d’Orléans où un poste de commandement sera établi. Mon ancêtre maternel vient d’arriver en Amérique.
Pendant que les stratèges militaires de la Couronne britannique déploient quelques cartes sur des tables, les citoyens demeurés sur l’ile assiégée se réfugient dans leur demeure.
Dans les jours suivants, le débarquement de ses troupes, le général Wolfe fait placarder un manifeste terroriste sur les portes des églises de la Nouvelle-France. Le document annonce laconiquement que tous les citoyens qui oseront résister seront massacrés et que leurs maisons seront brûlées avec leurs récoltes.
Quelques jours plus tard, les Français tentent une première manœuvre militaire. À la brunante, des chaloupes enflammées sont envoyées vers la flotte britannique qui a pris position devant les fortifications de Québec. Mais après avoir embrasé le ciel de vapeurs orangées, ce sont des embarcations quasi éteintes qui atteignent mollement les navires de guerre anglais. Les brûlots ont été allumés trop tôt, l’attaque est un échec.
La riposte ne se fait pas attendre. Au cours des deux longs mois d’été qui suivront, les forces militaires anglaises attaqueront la ville de Québec sans relâche. Sous l’effet dévastateur des obus de canon, l’odeur âcre de la mort se répand dans la ville aux murailles éventrées.
Dans les villages environnants et dans la région du Bas-du-Fleuve, des foyers de résistance s’organisent, mais les miliciens mal entraînés à la guerre ne peuvent rien contre la puissance de feu de l’armée britannique. La fureur du général Wolfe s’abat dans la vallée du Saint-Laurent où des milliers de bâtiments sont brûlés. La chair humaine se consume parfois avec celle des animaux de ferme. Le ciel de la Nouvelle-France est en feu.
Lorsque les citoyens de l’île d’Orléans tentent une attaque contre le poste de commandement anglais installé sur leur terre, les troupes de William Ross reçoivent l’ordre d’incendier les maisons. Les miliciens ne peuvent plus défendre leur île.
Avec les derniers résistants, Jean rassemble ses fils pour quitter l’île à bord de petites embarcations. Après avoir pris pied sur la rive sud du fleuve, les exilés observent silencieusement leurs maisons qui se consument en voilant les étoiles du mois d’août en terre d’Amérique. Tout sera à rebâtir.
Lorsque l’Union-Jack flottera au-dessus des restes fumants de Québec et que Montréal sera également devenue britannique, la vie quotidienne reprendra son cours, mais sous la gouverne de Sa Majesté britannique.
Les fils de Jean pourront tout de même reconstruire des maisons pour leurs femmes et leurs enfants en se souvenant du courage de leur père. Quelques années plus tard, le sergent-major William Ross abandonnera définitivement la vie militaire pour revenir s’établir dans la vallée du Saint-Laurent. Il deviendra un paisible fermier et il épousera une fille du pays.
Dans cet étrange Nouveau Monde, où l’essentiel de la population était francophone et catholique, alors que les administrateurs étaient anglophones et protestants, les tensions sont demeurées constantes, mais elles ne sont jamais redevenues une guerre. En contrôlant le commerce, et plus tard le monde des affaires, les Anglais ont toujours voulu assimiler les francophones, mais les nombreux descendants de la France ont résisté en défrichant les terres et en s’accrochant à leur identité religieuse catholique. La vie des premiers Canadiens français s’est structurée sous l’autorité des hommes d’Église, dont les idées étaient souvent enracinées dans les superstitions du Moyen Âge.
Même si le Siècle des Lumières était bien amorcé en Europe, cette révolution des idées rationnelles contre l’obscurantisme religieux n’a pas eu le temps d’atteindre les rives de la Nouvelle-France. En perdant le Nouveau Monde aux mains de l’Angleterre, la France y a involontairement laissé la pensée religieuse en héritage. Malgré tout, dans l’océan anglo-saxon qu’est devenue l’Amérique, la culture religieuse superstitieuse du peuple canadien-français a constitué un facteur de survie identitaire.
Après une centaine d’années à chasser, à trapper et à défricher les terres pour peupler ces « quelques arpents de neige », selon les mots de Voltaire, les Gaulois d’Amérique ont survécu et se sont construit une histoire.
Il faudra attendre le vingtième siècle pour que l’obscurantisme religieux soit enfin contesté en terre québécoise. Par un étrange retour des choses, ce n’est qu’après que des milliers de Québécois se soient engagés volontairement pour aller libérer la France, occupée par l’armée d’Hitler, que les idées émancipatrices des Lumières se sont frayé un chemin jusqu’à nous.