Alors que j’étais dans un salon mortuaire, un homme d’environ soixante-dix ans endossait son paletot de gabardine noire lorsqu’un homme encore plus âgé se dirigea vers lui pour l’aider à nouer une écharpe de laine autour de son cou.
Constatant mon air perplexe, ma voisine me confia à voix basse que le vieil homme qui se préparait à sortir était le fils du très vieil homme qui semblait s’inquiéter pour lui. Le patriarche, quasi centenaire, tapota affectueusement les épaules du septuagénaire pour lui signifier qu’il le considérait prêt à affronter l’hiver.
À quelques mètres de moi, ma compagne enceinte avait aussi été témoin de la scène. Passant près d’elle, le vieux père de famille posa sa main ridée sur son ventre rond. À quelques jours de la naissance de notre premier fils, l’humanité prenait l’apparence d’une curieuse poupée russe.
Touché par ces sentiments de filiation entre un vieux père et son vieux fils, une avalanche de considérations mathématiques ont envahi mes pensées.
J’allais avoir trente ans lorsque mon fils allait fêter son premier anniversaire. Au début de la vie de mon enfant, j’allais donc avoir trente fois son âge.
Étrangement, lorsque j’allais atteindre l’âge de quarante ans, mon fils allait fêter ses dix ans d’existence et je n’aurai plus de quatre fois son âge. Trente années nous sépareront toujours, mais le rapport aura fondu comme neige au soleil.
Avec le temps, le phénomène allait s’accentuer encore. Lors du trentième anniversaire de mon fils, j’allais avoir soixante ans et je n’aurai plus que deux fois son âge.
En accord avec la même mécanique mathématique, le vieux père presque centenaire qui se tenait devant moi n’avait plus que 1,5 fois l’âge de son fils de soixante-dix ans. En poussant l’exercice au-delà des limites habituelles de la vie humaine, il n’y avait à peu près plus aucun écart entre un homme de neuf cent soixante-dix ans et un homme de mille ans. Ils étaient tous les deux vraiment très vieux.
Quelques jours après la naissance de mon fils, fasciné par l’apparition d’un nouvel être humain dans l’histoire de l’existence, j’ai rêvé à un petit garçon qui fêtait son dixième anniversaire. Avant de souffler sur les flammes dansantes qui illuminaient son visage souriant, il déclara :
- Si la mort n’existait pas, il y aurait beaucoup trop de chats sur la Terre.
En me réveillant, j’ai multiplié à l’infini le nombre de chats qui avaient vécu sur Terre depuis la nuit des temps. Je devais me rendre à l’évidence. Si la mort n’avait pas éliminé les spécimens vieillissants, des milliards de chats se seraient accumulés par strates à la surface du globe, comme des kilomètres de glaces recouvrant la croûte terrestre lors d’une époque glaciaire.
Sans la mort, il y aurait trop de tout. La planète aurait été une forêt d’arbres d’une densité telle que pour apparaître, la vie humaine aurait été obligée de croître à l’intérieur du bois. Nous serions peut-être des termites.
Sans la mort, la réalité serait un enchevêtrement de mammouth laineux, de rutabagas, de cafards, de tigres aux dents de sabre ou de dictateurs sanguinaires qui ne pourraient même pas s’exterminer entre eux. Il y aurait tellement d’acariens qu’il serait impossible de dormir. Si la mort était dorénavant interdite, les végétariens ne pourraient même plus manger un pied de céleri, car il faut nécessairement en abattre un pour pouvoir l’avaler.
Finalement, ce dieu de mon enfance qui ne donnait la vie qu’en donnant aussi la mort n’était peut-être pas aussi absurde que je l’avais déjà pensé.
Dans la joie mêlée de tristesse de la naissance de mon fils, j’ai pensé que la seule absurdité était peut-être de promettre l’éternité à un enfant.