Le 20 mai 1980, jour du référendum national concernant le projet d’indépendance politique du Québec, je travaillais à une table de scrutin de ma circonscription. Au cours des semaines précédant le vote, j’avais parcouru mon quartier en effectuant du « porte-à-porte » pour tenter d’influencer mes voisins en faveur de l’option du « Oui ». Le jour du référendum, où les citoyens sont venus exercer leur droit de vote, j’ai revu plusieurs personnes que j’avais rencontrées lors de mes activités de militant.

Tôt le matin, un vieux soldat ayant participé au Débarquement de Normandie m’a salué discrètement. Lorsque je l’avais rencontré, il m’avait confié qu’il allait voter « Non », même s’il se considérait profondément québécois. Il avait vu tant de Canadiens mourir pour la liberté, qu’il ne pouvait se résoudre à les trahir. Un peu plus tard, j’ai revu un jeune peintre aux cheveux ébouriffés qui aurait donné plusieurs années de sa vie pour que le Québec devienne un pays souverain.

Au cours de l’après-midi, une vieille dame d’origine slave, dont la famille avait horriblement souffert de la guerre, est venue me saluer. Lors de notre rencontre, je n’avais pas réussi à la convaincre qu’une déclaration d’indépendance pouvait se réaliser sans effusion de sang.

En espérant fébrilement que le vote allait conduire à la fête que j’imaginais, j’ai revu toutes ces personnes qui avaient écouté mes arguments, sans laisser transparaitre leur propre vision de l’avenir politique du Québec. Pendant que la population votait massivement, j’espérais qu’en ce jour de printemps un nouveau pays allait naître.

En fin d’après-midi, un organisateur de mon camp m’a interpellé pour que je rapporte quelques documents au bureau de ma circonscription. Tous les véhicules de service étaient requis pour transporter des sympathisants et l’organisateur savait que je pratiquais la course à pied. Après avoir accepté la mission spéciale, je me suis rendu rapidement au bureau de mon député.

En arrivant sur place, j’ai été surpris par un étrange contraste. Une vingtaine de personnes s’activaient frénétiquement en consultant des listes pour mobiliser les citoyens pointés sympathisants, alors que dans le bureau du député, un de mes anciens professeurs d’Histoire était assis calmement pour discuter au téléphone. En m’apercevant, il m’a fait signe de venir le rejoindre et j’ai refermé la porte derrière moi en attendant la fin de sa conversation.

Au cours de la campagne référendaire, j’avais croisé à quelques reprises ce professeur qui m’avait félicité pour mon implication dans la campagne. Chaque fois, j’en avais éprouvé une grande fierté, puisque cet homme constituait un véritable modèle. Il était un enseignant passionné par l’Histoire et il s’intéressait vraiment à chacun de ses étudiants.

Pendant que j’attendais, j’ai compris que mon ancien professeur était en conversation avec un haut responsable de l’organisation dirigeant le camp du « Oui » et j’ai été sidéré par ses propos. La discussion tout à fait rationnelle avait porté sur les conséquences attendues d’une défaite référendaire. Après avoir raccroché, le professeur s’est rendu compte de l’effet que cet échange avait eu sur moi. Immobile, je ne parvenais même plus à lui remettre les documents que je transportais. Il a alors déclaré :

  • C’est normal, à ton âge, de ne pas tenir compte des sondages, mais nous savons que nous allons perdre. En fait, nous le savions avant de déclencher la campagne référendaire, mais il fallait le faire. Tu auras encore plusieurs années devant toi pour réaliser ce rêve.

J’ai essayé d’accepter cette perspective en effectuant quelques mouvements affirmatifs de la tête, mais mon cœur était en miettes. J’ai finalement remis les documents que je transportais, aussi importants qu’inutiles, et je suis sorti du repaire des vaincus affairés.

Pour le reste de la journée référendaire, j’ai effectué mon travail le plus consciencieusement possible, mais je ne voyais plus les vrais citoyens qui défilaient à ma table de scrutin. À l’aune de la défaite annoncée, je ne voyais que des peureux ou des perdants.

Une fois l’opération démocratique complétée, plusieurs de mes amis et compatriotes se sont dirigés vers le Centre Paul-Sauvé, lieu de rassemblement national des partisans du « Oui ». Puisqu’ils croyaient encore qu’un pays était sur le point de naître, je n’ai pas eu le courage de les contrarier. En les voyant agiter leurs drapeaux bleu et blanc, j’ai eu l’impression de voir des veaux s’en aller volontairement à l’abattoir. Prétextant quelques tâches à terminer, j’ai promis d’aller les rejoindre au cours de la soirée. Peu après, je me suis dirigé vers une école où les membres de l’équipe de ma circonscription étaient rassemblés. Au cours de la soirée, la catastrophe annoncée s’est bien produite. Au lieu de naître, mon pays a avorté.

L’âme livide, il faisait nuit lorsque je suis sorti pour marcher dans les rues de mon quartier. Ce soir-là au Québec, il n’y a pas eu de révolte et il n’y a pas eu de réactions de haine. Il n’y a pas eu non plus d’effusion de sang. Il n’y a eu que des larmes qui ont coulé dans un sommeil sans rêves.

Au cours des journées après ce référendum, un magnifique printemps s’est déployé, en écho étrange à une fête qui n’avait pas eu lieu. J’ai passé quelques journées à refaire mes forces, étendu au soleil dans un grand parc, laissant le soleil boire ma peine.

Mon pays n’était pas advenu et je ne parvenais pas à comprendre que ceux qui prévoyaient cette défaite l’aient tout de même organisée. Contrairement à ce que René Lévesque avait déclaré le soir de la défaite, je n’ai jamais cru qu’il y aurait « une prochaine fois ».

Les pays sont parfois aussi imaginaires que les dieux. Faut-il seulement y croire pour qu’ils ne meurent pas?