Dans le ventre sombre de ma résidence familiale, une lampe rouge éclaire un vieux tourne-disque. Le bras mécanique ne se lasse jamais de reprendre la même pièce lascive qui tourne en vinyle hypnotique. Arraché aux amarres de l’enfance, je passe mes journées à écouter Rock on, de David Essex, en rêvant à une fille qui n’en finit plus de ne pas exister.

Ma mère descend parfois au sous-sol pour m’apporter quelques denrées. Pour s’enquérir de mon état, elle touche tendrement mon front comme elle l’a fait des centaines de fois lorsque j’étais petit. Puis elle s’éloigne, morte d’inquiétude de n’avoir pu identifier une petite maladie d’enfance.

Je sors parfois de ma tanière, mais le monde extérieur est devenu excessif, la réalité se rue en moi avec trop d’aspérités. Devant l’incohérence du monde, je n’ai plus de carapace pour protéger ma chair vive. La lumière me fait mal, je me vampirise.

Après chaque tentative de sortie, je reviens me réfugier dans les entrailles de la Terre en espérant sans y croire que la fille de mes rêves saura m’y retrouver.

En m’éloignant irrémédiablement de ceux qui ont jadis partagé mes jeux, je ne rêve plus que d’étreintes. Des formes féminines émergent du néant pour glisser langoureusement sur mon corps assiégé. Des vulves, aussi avides qu’absentes, assaillent mon sexe tuméfié. Je n’y peux rien, je brûle, je me consume sans savoir que cette violente pulsion peut être soulagée.

Lorsque mes nuits deviennent aussi tourmentées que mes journées, la nature m’autorise quelques extases, mais au réveil, je ne comprends pas pourquoi je baigne dans ce liquide visqueux que je nettoie dans la honte. Dans son Royaume, Dieu me voit et rit de ma condition animale, de mon état inhumain.

Après que quelques camarades aient évoqué la mécanique de l’éjaculation, j’ai enfin découvert cette forme d’apaisement, mais ce plaisir fut de courte durée. À l’école, un vieux professeur déclara rudement que cette pratique conduisait en Enfer et qu’un médecin nommé Freud avait également découvert que la masturbation était très mauvaise pour la santé physique et mentale. Mon tourment redevint complet.

Des milliers d’années après qu’Adam et Ève aient été chassés du jardin d’Éden, la culpabilité d’exister subsistait toujours. À travers mon malheur, les premiers humains erraient encore dans le désert terrestre. Pour cesser de souffrir, il ne nous restait plus qu’à espérer la mort, pour enfin redevenir des dieux.

Dans cet état contre nature, la croyance en l’immortalité ne parvenait même plus à masquer les absurdités de l’existence. Interdit de pulsion de vie, l’expérience humaine n’était plus qu’une monstrueuse hécatombe. Si j’arrivais parfois à me raisonner en acceptant la disparition des personnes parvenues au terme de leur vie, j’étais absolument révulsé lorsque de jeunes vies étaient brutalement fauchées. Au cours d’un étrange printemps, où j’aurais dû célébrer le réveil de la nature en éjaculant ma liberté, une cascade de disparitions m’enferma plutôt dans un univers de corbeaux ensorcelés.

Au cours d’un stupide cambriolage, le propriétaire du petit commerce où j’achetais parfois des friandises a été assassiné d’une balle dans la tête. Quelques semaines plus tard, un garçon de sept ans a été mortellement happé par une voiture en traversant une rue. Pour lui rendre hommage, une autre voiture, noire et oblongue, cracha son cercueil sur le parvis de l’église devant des centaines d’élèves en pleurs. Le curé Beaulieu était là en grande robe diabolique, grand sorcier puant de l’au-delà jouant au pasteur rassurant. L’idée d’organiser un assassinat me traversa l’esprit. Comment aurait-il été possible d’exorciser un exorciste.

Peu après ces funérailles, un jeune homme que tout le monde adorait fut broyé à son tour. Sa première voiture, une jolie décapotable rouge, fut aussi sa dernière. Des pinces de désincarcération avaient été nécessaires pour séparer la chair et le métal. Lors de ses obsèques, le grand curé à face de corbeau était encore là pour affirmer béatement que Dieu avait lui-même décidé de ramener son enfant à lui. Comme si la mort était une preuve d’amour, il fallait encore croire que Dieu était bon.

Au cours des semaines suivant ces tragédies, en marchant dans la rue, j’hallucine des fantômes aux fenêtres des disparus. Ces spectres me narguent. En soulevant le menton, ils semblent me demander à quel moment je vais les rejoindre.

Lors d’une journée ensoleillée où j’écoute la chanson Spanish Train, en traduisant le texte à l’aide d’un dictionnaire, un appel téléphonique me fait basculer dans un monde parallèle. Au moment où je viens de comprendre que le Diable joue au Poker contre Dieu et que c’est le Diable qui gagne en trichant, un ancien camarade de la troupe de scouts m’apprend que notre ami Yvon s’est pendu. Avalé par la somme des absurdités du quotidien, ma détresse devint absolue.

En me déplaçant comme un funambule au-dessus d’une ville de morts en sursis, je n’arrivais pas à comprendre que mes voisins puissent tondre tranquillement leur gazon, alors que la vie était la cible d’un invisible tueur en série. Considérant l’inutilité de l’existence humaine, la séquence d’événements consistant à naître, grandir, étudier, travailler, vieillir et mourir ne me semblait plus acceptable.

En pensant aux années qui me restaient à vivre, avant de disparaître bêtement de la surface de la Terre, cinq milliards d’humains allaient m’accompagner, comme des veaux à l’abattoir. Dans cette vallée de larmes, l’objectif ultime de la vie était d’entrer dans un autre monde dont l’accès était gardé par des prêtres détenant l’autorité divine. Je n’avais plus aucune raison de supporter plus longtemps cette sinistre farce, ce jeu d’échelles et de serpents où nous sommes tous assurés de perdre.

Malgré cette détresse omniprésente, aucun adulte ne semblait percevoir les idées sombres qui me hantaient. La pensée de l’époque, appartenir au Bien et rejeter le Mal, ne permettait pas d’appréhender ce domaine.

En tant que premier fils d’une famille catholique, il aurait sans doute fallu que je devienne prêtre, comme mon père aurait dû l’être, pour que mon mal de vivre soit sanctifié. Mais j’aurais préféré mourir. À l’époque des grandes guerres, j’aurais sans doute été un candidat idéal pour aller combattre en enfer et mourir en héros sous le regard approbateur de Dieu.

Pourtant, malgré ce désir pressant de m’absenter de moi-même, de m’en aller comme j’étais venu, tout simplement, je suis finalement resté. Le rêve d’aimer et d’être aimé était sans doute plus fort que la mort.